Il y a cent cinquante ans naissait à Bruxelles J.-H. Rosny aîné. Anniversaire un peu oublié d’un auteur qui a pourtant son importance dans l’histoire littéraire.
Situation étonnante de cet écrivain dont on parle peu alors que La guerre du feu se vend continûment depuis des dizaines d’années. Aujourd’hui, cinq éditions du texte coexistent, trois dans des collections pour la jeunesse (LP Jeunesse, Rouge et Or, Nathan), une en poche chez Labor et une incluse dans Romans préhistoriques chez Laffont. J.-B. Baronian estimait, en 1985, que 1.800.000 exemplaires en avaient été vendus à cette date.
Ce curieux patronyme littéraire vient de ce que Joseph-Henri a d’abord publié des livres rédigés avec son frère, avant que chacun écrive seul « aîné » et « jeune » servant alors à les distinguer.
Rosny publie des livres d’inspiration et genres variés. Il y a d’ailleurs chez lui une sorte de frénésie de dénomination générique qui lui fait définir les romans par des qualificatifs tels que « ténébreuse aventure », « roman des âges farouches », « roman d’aventures contemporaines », « roman de mœurs apaches et bourgeoises », « roman spirite », etc.
L’écrivain est un esprit curieux, possédant une formation scientifique sérieuse. En début de carrière, il publie des ouvrages de vulgarisation faisant le point sur les connaissances en archéologie préhistorique de l’époque, Les origines (1895).
Le début de sa carrière littéraire s’inscrit dans l’optique du naturalisme, même si des dissenssions avec Zola et d’autres le tiennent à l’écart du mouvement ; Le concept de l’étude sociale mais aussi l’esthétique, les formules et images, ainsi que le style du naturalisme vont marquer profondément toute son œuvre.
Préhistoire et science-fiction
Sous cette double influence, scientifique et littéraire, il donne un souffle nouveau à un genre qui n’avait produit jusqu’alors que des textes mineurs. La guerre du feu, publié en 1911, va véritablement imposer les codes du roman préhistorique et modeler, jusqu’à aujourd’hui encore, notre imaginaire à propos de la préhistoire. L’homme préhistorique est saisi à l’éveil de l’humanité, au moment où, selon Rosny, se mettent en place les distinctions, toujours fragiles, entre minéral, végétal, animal, proto-humain et humain. Le récit raconte ces instants où l’homme primitif bascule de la sauvagerie originelle vers les premières lueurs d’humanité. Il montre aussi la rencontre de diverses formes d’intelligence, comprise non pas comme une fonction rationnelle, mais comme une adéquation au milieu et une manière spécifique de le maitriser. Il est ainsi des humanités plus anciennes qui ont partiellement réussi. Ou des intelligences animales supérieures, celle des mammouths qui se singularise par une parfaite maitrise de l’environnement et une organisation sociale plus élaborée et plus sage que celle des humains, héritage d’un long apprentissage collectif ; seul leur manque le langage articulé, mais cela est compensé par une sensibilité et une subtile compréhension, innée et acquise, de la notion de collectivité.
Rosny est aussi un des fondateurs du « merveilleux scientifique », ultérieurement appelé science-fiction. Beaucoup plus que Jules Verne, dont les inventions et récits sont le prolongement des données scientifiques connues, il se hasard dans des spéculations sur d’autres états possibles de la matière, sur l’éventualité du développement d’autres modalités d’existence. Paru un an après La guerre du feu, le court roman La mort de la terre se situe cette fois au Dernier-Âge, au moment où l’humanité va s’éteindre parce que l’eau – et non plus le feu – manque. Parce que également certaines distinctions fondatrices vacillent : « le minéral, vaincu pendant des millions d’années par la plante et la bête, prenait une revanche définitive », et les ferromagnétaux concurrencent les hommes. L’énigme de Givreuse (1917) offre un traitement tout à fait étonnant de la thématique du double : deux soldats blessés, rigoureusement identiques, sont relevés du champ de bataille, visiblement réduplication du même homme. Cette exploitation complexe et ingénieuse d’un thème littéraire classique – quel peut être l’avenir des deux composants d’une relation double ? – préfigure les questions éthiques que fera surgir bien plus tard la question du clonage.
Croiser les genres
Rosny aime jouer de l’hybridation des genres, comme dans L’étonnant voyage de Hareton Ironcastle que les éditions Labor viennent opportunément de rééditer. Roman préhistorique, science-fiction, aventures, monde perdu, études de mœurs, spéculation sur les enjeux de la civilisation, ce texte est un peu tout à la fois, sans que cela nuise à son équilibre. Une expédition s’enfonce dans la forêt africaine à la recherche d’un « monde perdu » ; elle a à lutter contre des êtres à mi-chemin entre l’animal et l’humain, survivants de la préhistoire. Rosny peut traiter ainsi le thème de la rencontre des civilisations, de la confrontation de la très haute antiquité et de la modernité et des questions éthiques qu’elle soulève. Le monde perdu, finalement atteint, se révèle une contrée où une espèce particulière de plantes a colonisé l’espace, d‘une façon qui dénote une réelle forme d’intelligence ; elles rendent impossible toute intrusion animale ou humaine, utilisant des moyens incompréhensibles aux hommes.
Publié en 1922, le roman laisse transparaitre un ton plus amer. 14-18 a visiblement laissé des traces dans la croyance à un destin de l’humanité. Les membres de l’expédition, face à la splendeur et à la violence de la nature primitive, face aussi à des formes de vie surprenantes et originales, ont plus d’une réflexion désabusée sur la civilisation occidentale. L’on sent Rosny dans une période de doute et d’hésitation ; il relativise la vertu civilisatrice de la colonisation, réflexion visionnaire pour son époque.
Toute l’œuvre est traversée par cette rencontre de l’Autre, peu importe l’époque à laquelle se situe le récit. Naoh, le Nomade de La guerre du feu, est tout aussi interpellé par les quasi-humains qu’il croise que Targ l’est par les ferromagnétaux de La mort de la terre ou qu’Hareton par les plantes intelligentes de L’étonnant voyage. Pourtant, l’autre est d’autant plus valorisé qu’il est différent ; l’image de l’Africain, étranger pourtant si proche, reste teintée de paternalisme.
Pour Rosny, la destinée individuelle compte peu. Il se lance cependant dans des portraits psychologiques relativement fouillés de certains de ses personnages. Ces portraits peuvent paraitre parfois quelque peu surannés, les notions de psychologie se confondant souvent avec des principes de morale et de comportement en société. Ils sont à ses yeux l’illustration des grands principes qui gouvernent « l’espèce » ou la « race ». Par cette généralisation, la psychologie de Rosny n’est peut-être pas aussi inadaptée ou convenue qu’il peut y paraitre à première lecture.
Cette volonté de tout considérer dans une perspective très large est servie par un ton épique, une manière de resituer dans une optique de destin. Le style est à cette mesure. Les notations sont minutieuses, le vocabulaire précis, scientifique (la zoologie, la botanique, la géographie, l’anthropologie fournissant leur dictionnaire), mais surabondant ; et en même temps les phrases sont d’une rhétorique ronflante, d’un ton déclamatoire et emphatique. Le détail ouvre à des développements de grande ampleur servis par un verbe grandiloquent. S’il est typique d’une certaine époque, ce style ne donne pourtant pas l’impression d’être vieilli. Il y a dans ce « pompeux » quelque chose d’attachant.
Mais, Rosny est-il belge, lui qui a été une des figures du monde littéraire parisien ? Par des attaches diverses qu’il a gardées avec son pays d’origine, indéniablement. Et d’autre part, sa situation dans le milieu littéraire après la première guerre le rapproche de la Belgique : les formes dans lesquelles il s’est illustré perdant en légitimité, son investissement dans des genres moins nobles est bien à l’image de la situation dans laquelle se retrouvent les écrivains belges. Comme le résume Arnaud Huftier : « A l’éclatement ‘générique’ se lie donc un curieux éclatement géographique : Rosny aîné n’est plus au centre, il est désormais en position de périphérie ».
Joseph Duhamel
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°144 (2006)