Comment Adamo prit langue avec le roman

Salvatore Adamo

Salvatore Adamo

On peut être une vedette internationale, avoir écrit des centaines de chanson, et se retrouver néophyte quand il s’agit d’entamer la composition d’un roman. C’est ce qui est arrivé à Salvatore Adamo.

Le souvenir du bonheur est encore du bonheur. Le titre de ce premier roman, publié chez Albin Michel, pouvait faire craindre le pire ; un ouvrage d’habitué des médias comme il s’en fabrique tant, rapidement ficelé, au besoin revisité par un nègre. Mais manifestement, il n’en est rien. Comme l’a écrit un critique de Marianne, il faudrait plutôt y voir « une erreur de marketing » due à un éditeur désireux d’exploiter l’image rassurante du gentil troubadour sicilo-wallon plutôt que d’évoquer la teneur de son livre. À moins qu’il ne s’agisse d’un malentendu plus profond encore, face à un récit fortement ancré dans l’histoire et la réalité belges.

Sous les ponts du Hainaut coule la Haine, qui est une rivière sale et triste. Giuliano Croce, dont le prénom a été francisé en Julien, vit dans un patelin du Borinage traversé par ce cours d’eau. Parce qu’il a perdu son emploi pour avoir voulu se montrer chevaleresque à l’égard d’une belle dont il est tombé amoureux, il va se retrouver au service d’un certain Fernand Legay, entrepreneur de pompes funèbres. Le jeu de mots est sans doute un peu trop appuyé. Il fait partie des quelques maladresses donnant à ce premier roman le charme de l’authenticité.

Sa position de croque-mort dévoué ouvre à Julien un large champ d’observation qui lui permet d’approcher au quotidien les familles pour lesquelles il travaille : autant d’occasions, pour lui, d’évoquer, souvent de façon narquoise et avec une fine ironie, des histoires où le pittoresque peut très bien se mêler au sordide. Comme dans la tradition picaresque, ce narrateur nous prendra à témoin, au fil d’un roman qui se construit par l’emboitement de récits successifs. De la vie des immigrés à l’ombre des charbonnages jusqu’à l’évocation de récents faits divers (le dépeceur de Mons, les petites filles violées…) qui ont assombri les esprits, c’est tout un pan de notre imaginaire collectif qui se déploie au long des pages, avec un point de vue qui n’évite pas toujours les poncifs et les bons sentiments, mais qui révèle aussi une personnalité sensible, malicieuse, attachante, et un écrivain soucieux de son métier, qui ne craint pas de se remettre en question.

J’ai rencontré Salvatore Adamo à deux reprises en novembre et décembre derniers, à Bruxelles. Deux entretiens au cours desquels, abordant les différents thèmes de son roman, nous avons parlé d’art, de politique, de littérature, ainsi, bien sûr, que de la Sicile et de l’immigration qui nous réunissaient. Dans les pages qui suivent (qu’on me permettra de dédier à la mémoire de Zia Antonia), j’ai retenu ce qui me paraissait le mieux traduire la position socio-culturelle de l’auteur, à travers son regard sur la langue et le travail de l’écriture.

adamo le souvenir du bonheur est encore du bonheur

Le Carnet et les Instants : Le titre de votre livre conviendrait mieux à des mémoires qu’à un roman. Votre idée première était d’écrire une autobiographie ?
Salvatore Adamo :
C’est vrai que le titre actuel peut prêter à confusion. Mon titre original, c’était Et paisible coule la Haine. À Paris, ne sachant pas forcément que la Haine est aussi une rivière, ils ont dû se dire qu’associer le mot haine au « gentil » Adamo, ça ne se faisait pas. J’ai lutté, j’ai proposé d’autres titres, puis celui-là m’a échappé, mais il ne reflète pas vraiment le contenu du roman. J’ai dû me battre pour conserver un certain nombre de passages qui, soi-disant, ne correspondaient pas à mon image, mais là j’ai cédé. Et paisible coule la Haine représentait pour moi une assise, pas une conclusion, comme le titre actuel : toute l’écriture convergeait vers cette phrase. Et je n’avais pas du tout l’intention d’écrire une autobiographie, au contraire, même si je me suis laissé emporter par mes souvenirs d’enfance, que j’ai prêtés à mon personnage, qui est italo-belge.

Comment vous est venue l’impulsion de ce livre ?
J’ai commencé par une nouvelle. Au départ, je me serais contenté d’un recueil de nouvelles. J’ai d’abord écrit deux histoires où l’insolite naissait de petits faits anodins. Puis je me suis demandé : quel est le métier qui pourrait être témoin de ce genre d’anecdotes ? Un croque-mort ! Et c’est parti comme ça. Mais c’était un projet dont j’étais certain que je n’irais pas jusqu’au bout, parce que je pensais que je n’en aurais pas le temps. Puis, en vacances, j’ai écrit quatre-vingts pages en dix jours. Quand j’ai recommencé les tournées, j’ai cru que c’en était terminé. Je ne me pensais pas capable de retrouver le ton, l’état d’esprit. Pourtant, j’ai continué à y penser dans les moments d’attente, dans les loges, en voiture.

Le temps, est-ce vraiment la différence essentielle entre l’écriture d’un roman et d’une chanson ?
La différence essentielle, c’est la limite du cadre. Dans une chanson, on est tenu de respecter des règles de métrique, de versification, il faut que pratiquement chaque mot fasse mouche. Puis aussi, du moins dans mon style, il y a des choses que je ne dirais pas en chanson, qui pourraient paraitre démagogiques ou déplacées. Tout le côté dramatique de la mine, j’y ai juste fait allusion dans une chanson qui s’appelle Que voulez-vous que je vous chante ? dans laquelle je disais – excusez-moi de me citer :

J’ai vu le Pays Noir / aux Alpes de charbon / ses tours de feu le soir / embraser l’horizon / tandis que comme des chiens / des hommes crevaient au fond / oh oui, je m’en souviens / l’un d’eux portait mon nom.

C’était le seul hommage que j’aie pu rendre à mon père par rapport au fait qu’il avait travaillé à la mine. Par pudeur, je n’ai pas osé aller plus loin en chanson.

Vous vous êtes donc senti plus libre, dans le roman ?
Oui, j’ai pu prendre mon temps, rendre les hommages que je voulais rendre, dénoncer des choses aussi, avec des mots justes, alors qu’en chanson, il faut toujours poétiser le propos. Peut-être mon désir d’écrire un roman a-t-il été déclenché par la lecture de Rue des Italiens

santocono rue des italiensDe Santocono ? Mais c’est un auteur capital pour moi.
Pour moi aussi, parce qu’il a réveillé beaucoup d’émotions enfouies… Dès lors, je me suis dit que moi aussi j’avais peut-être des choses à dire. Mais son approche est plus précise et plus détaillée que la mienne. Il a été plus directement confronté aux événements, il est plus impliqué. Moi, c’est uniquement des souvenirs.

Il a une vision plus politique que la vôtre…
Oui, il est plus militant.

Pourtant, vous-même dénoncez un certain nombre d’injustices sociales.
Ce sont des choses que j’ai gardées en moi, dont j’ai été témoin quand nous vivions dans les baraquements et qu’on voyait des gens renvoyés chez eux du jour au lendemain. Mon père n’était pas syndicaliste mais il avait un certain bagout. Il a souvent pris la parole et aidé des compatriotes qui étaient peut-être plus timides que lui. Je sais combien un petit bout de papier est capital pour la dignité de son propriétaire. C’est la raison pour laquelle j’ai pris position en faveur des sans-papiers, il y a deux ans.

Quels ont été vos modèles d’écriture ? Les gens qui ont compté pour vous ?
C’est très éclectique. Quand j’étais petit, mon père écoutait Giaccomo Rondinelli, Claudio Villa…, toute la chanson en vogue en Italie à cette époque-là, qu’on suivait à la RAI, à partir de huit heures en collant l’oreille. Et Modugno, un peu plus tard. Il a beaucoup compté pour moi, même dans la façon de chanter. Il s’est trouvé à l’origine de ce qu’on a appelé gli urlatori. Il y avait ceux qui posaient bien la voix, et puis il y a eu la mode des urlatori. C’est Modugno qui a commencé à crier vraiment, à s’exprimer de façon moins suave. Il y a aussi le monde des chansons napolitaines, qu’on réduit souvent aux rengaines qui parlent d’amour et de clair de lune mais qui regorgent d’humour, de poésie, de textes à thèmes sociaux… Par ailleurs pendant la journée, toujours à la radio, j’entendais ce qui passait en France, qui était relayé par la Belgique : Mouloudji, Aznavour, un des premiers à oser chanter avec une voix non académique, et puis petit à petit vers 1956-57, j’ai commencé à écouter Brassens et Brel. C’est entre ces trois pôles, entre Brel, Brassens et certaines chansons italiennes que j’ai appris à jouer de la guitare.

Pas Charles Trenet ?
Dans les années 50, Trenet était moins populaire que ceux-là, il connaissait un creux de la vague, et lui, je l’ai découvert beaucoup plus tard, en me rendant compte que certaines de mes chansons pouvaient revendiquer une filiation avec les siennes. Mais il y a aussi le côté anglo-saxon. Dès quinze ou seize ans, j’écoutais Radio Luxembourg, the station of the stars : Elvis Presley, Paul Anka, Cliff Richard, Gene Vincent… Certaines de mes chansons sont plus anglo-saxonnes que d’autres. J’ai une façon d’écrire assez éclectique, ce qui a pu dérouter une partie de mon public.

Et vous lisiez quoi ?
À cette époque-là, j’étais chez les Frères des Écoles chrétiennes. Officiellement, on devait lire Bernanos, Claudel, Péguy. Heureusement, j’ai eu un prof, Jean-Marie Vermeulen, qui, dans le creux de l’oreille, m’a soufflé de lire Prévert surtout, quelques surréalistes comme Breton, Soupault, Desnos, et puis des gens qui étaient vraiment à l’index chez les Frères, comme Gide. Tout ça m’a donné une vision assez éclectique. Plus tard, je suis arrivé tout seul vers des auteurs italiens comme Pavese, Calvino que j’aime beaucoup, Soldati aussi, et des auteurs américains, comme Paul Auster, Fante, Brautigan dont je me suis senti très proche, dans ses poèmes sur le Japon notamment.

Un auteur italien avec qui j’ai éprouvé récemment un véritable choc affectif, c’est Andrea Camilleri, un vrai bonheur.
Mais je le dis partout ! C’est l’écrivain que je lis en ce moment, L’opera di Vigata, La forme de l’eau ! Je viens de terminer La concession du téléphone… Camilleri, ça participe d’un retour à mes racines. Je me retrouve, je m’analyse en fonction de choses que je n’ai pas vraiment vécues mais auxquelles j’aurais été confronté si j’étais resté en Sicile, et j’ai à travers lui une esp !ce de solidarité tardive avec mon pays. À travers Gesualdo Buffalino, aussi. Vous connaissez ? Il est né à Comiso, comme moi. Il a écrit Il fotografo ceco, Le semeur de peste.

camilleri la concerssion du telephone

Vous parlez sicilien ?
Je le parle, mais j’ai une certaine pudeur à son égard. C’est une langue qui est très intime, c’est la langue de mon enfance. Si quelqu’un m’accoste en sicilien dans la rue, je ne peux pas lui répondre dans cette langue, alors que c’est peut-être celle pour laquelle je dispose du plus grand vocabulaire, parce que tous les objets usuels, moi je les ai nommés en sicilien quand j’étais petit. Je ne parle sicilien qu’avec la dernière sœur de ma mère encore en vie, qui a la voix de ma mère, le vocabulaire de ma mère. Là ça vient tout seul. Autrement, même avec des amis, je ne peux pas. Ou alors, pour dire une blague.

À propos de langue, votre roman regorge soit de mots très choisis, soit d’expressions entre guillemets. Cela semble traduire, de votre part, une espèce de timidité dans la démarche, comme si, changeant de genre, vous aviez quelque chose à prouver, alors que vous avez quand même à votre actif de très nombreuses chansons.
Peut-être une envie inconsciente de prouver que je sais écrire ? J’ai toujours eu dans mes chansons un langage assez puriste, même trop parfois. On y trouve des tournures que certains peuvent considérer comme désuètes. Mais j’ai changé aussi dans ma façon d’écrire. Dans l’une de mes chansons les plus connues, La nuit, je dis : « Tantôt tu me reviens fugace ». Aujourd’hui, je n’oserais plus écrire ça.
Aujourd’hui, il y a une façon plus directe d’aborder les chansons. J’ai l’impression que la langue de la rue a pris le dessus petit à petit. Avec sa propre poésie.
Peut-être que ce côté un peu précieux dans certaines phrases, je l’ai voulu pour montrer que l’Italien en question avait eu la chance d’apprendre à s’exprimer ? Je voulais qu’il ait un langage presque de riche, pour en donner le mérite à son père. Comme ça a été mon cas.

Il reste, par rapport à la langue, une timidité que vous combattez.
Mais la violence faite à ma timidité, elle date de mes premières chansons. C’était terrible. S’il y avait une fête en famille et que mon père venait me chercher dans ma chambre pour me faire chanter devant ses amis, je pleurais parfois, et mon père m’engueulait : enfin, je t’entends toujours chanter, pourquoi, maintenant, tu ne veux pas ! Peut-être parce que – comme moi, j’écoutais d’autres chansons que ce qu’écoutaient mon père et ses amis – j’avais l’impression que ce que je pouvais lui donner, qui s’apparentait plus à la chanson française, ne leur plairait pas forcément, parce qu’eux étaient plus habitués aux belles voix, aux paroles plus directes, je ne sais pas… J’avais une timidité.

À côté de ces purismes, votre langue est fortement ancrée dans la réalité belge. On trouve par exemple dans la première page du roman un sandwich au « filet américain » qu’on a dû vous faire mettre entre guillemets, j’imagine, à Paris.
Oui. C’est un melting pot de tout ce que j’ai vécu. Mon contexte, c’est la belgitude, avec mes racines italiennes qui sont très présentes, et puis les régionalismes. J’ai aussi beaucoup parlé le borain quand j’étais adolescent. Au départ, je craignais que ça n’intéresse personne en France, mais ça a été accepté.

Par son écriture comme par plusieurs de ses thèmes, votre roman témoigne d’une tension entre culture populaire et culture savante. Avec vos chansons, vous avez réussi à parler à beaucoup de monde, des gens qui ne lisent pas, et qui à travers vos mots réussissent à exprimer leurs propres sentiments, mais aussi des gens d’horizons très différents : dans le monde francophone, en Italie, en Espagne ou au Japon.
Parce qu’il y a un langage universel. Jusqu’à vingt ans, j’étais un personnage inconnu, privé, puis de vingt ans à maintenant, presque les deux tiers de ma vie, j’ai connu un tourbillon tel que je me souviens dix fois mieux des choses vécues dans la première partie que dans la seconde. Donc toutes mes chansons puisent dans cette période où moi-même j’étais privé, où je côtoyais ces gens auxquels je m’adresse. Je sais encore les mots qu’on employait, qui nous tenaient à cœur, et j’espère ne jamais prendre de distance définitive avec ce monde-là. D’ailleurs je suis en train d’écrire une chanson… J’en suis vraiment à la première strophe : Dans l’anonymat de mes vitres teintées / dans ma berline / je roule au pas. / Je peux les observer / sans qu’ils devinent / qui se planque là / qui vient les narguer / dans leur routine / Oh rien de tout ça. / Je suis simplement venu me chercher à mes racines.
Il y a un langage universel, mais aussi des formes qui plaisent plus à certains. Ma chanson Tombe la neige est un grand succès au Japon. Il se fait que par hasard, je l’ai écrite sous forme de haïkus, de vers de cinq pieds et de sept pieds et qui doivent parler forcément d’une saison, l’hiver en l’occurrence : Tom-be-la-nei-ge / Tu-ne-vien-dras-pas-ce-soir.

Avez-vous eu le sentiment d’avoir passé un cap en publiant un roman ? Que vous pouvez à présent vous revendiquer plus comme écrivain que quand vous faisiez uniquement des chansons ?
Non. Je ne suis pas plus fier d’avoir écrit un roman que certaines chansons. Une chanson comme Manuel, qui j’avais faite contre le franquisme, elle n’est pas très connue, sauf des gens qui me sont restés fidèles, mais j’ose dire qu’elle est mieux écrite que mes toutes premières. La différence, c’est que je suis à même de juger une chanson, alors que je ne sais toujours pas quel jugement porter sur mon roman.

Carmelo Virone


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°121 (2002)