Simenon mode d’emploi

georges Simenon

Georges Simenon

Depuis une vingtaine d’années, Michel Lemoine, professeur honoraire de français et d’italien, voue sa vie à l’exploration du monde de Georges Simenon. Avec la passion obstinée et la scrupuleuse exactitude d’un entomologiste. Dernier domaine ausculté : Paris chez Simenon. Un répertoire vertigineux de toutes les rues parisiennes citées dans l’œuvre entière : non seulement les 199 romans et 155 nouvelles « classiques » mais aussi les 190 romans populaires et de jeunesse, parus sous pseudonymes…

Le Carnet et les Instants : Vous m’aviez donné comme signe de ralliement, dans ce café liégeois : j’aurai un livre à la main. Un Simenon ?!
Michel Lemoine :
Non. Regardez : c’est Journal d’un journaliste, de Robert de Saint Jean, qui était un ami de Julien Green. Ne croyez pas que je ne lise que du Simenon !

À ce propos, après avoir si opiniâtrement, minutieusement scruté, sondé, disséqué son œuvre, ce qui nous valu d’impressionnantes sommes (Indes des personnages de Simenon, L’autre univers de Simenon…), vous arrive-t-il encore d’ouvrir un de ses livres pour le plaisir, innocemment, gratuitement en quelque sorte ?
Question piège ! Je l’ouvre toujours dans le cadre de mes recherches, mais aussitôt le plaisir renait. Il ne se passe pas un jour sans que je lise du Simenon. Pas plus tard que ce matin, j’ai relu le début du Cheval blanc, un roman de la fin des années trente, et j’étais sous le charme des images lumineuses, éblouissantes qu’il tire d’un paysage des bords de Loire. Car il ne pleut pas toujours chez Simenon… !

La magie opère donc encore ? Comment expliquer ce don, ce pouvoir auquel le lecteur n’échappe pas ?
Je parlerais d’une alchimie magique où se mêlent le réalisme, le rpeve, le fantasme, la nostalgie, dans un style extrêmement dépouillé. Joue aussi son appréhension du monde, qui s’appuie moins sur la raison et l’intelligence que sur les sens, l’instinct.

À quand remonte cette passion, qui a tourné, avouons-le, à l’idée fixe ?
Il se trouve que vers la fin des années septante, j’avais lu l’ensemble des Œuvres complètes publiées par les éditions Rencontre (Tout comme celles d’autres auteurs : ce n’est pas une passion exclusive !) Maurice Piron, que j’avais eu comme professeur à l’Université de Liège, l’a appris et m’a demandé de collaborer à un ouvrage qu’il préparait, sur la base de fiches rédigées par ses étudiants lors de « l’année Simenon » qu’il avait organisée, et qui est devenu L’univers de Simenon, paru en 1983 aux Presses de la Cité. Ce fut l’occasion d’une relecture intégrale et de la constitution d’index, principalement des personnages et des lieux. L’index des personnages de Georges Simenon a intéressé Labor, qui l’a publié en 1985 ; celui des lieux attend toujours son éditeur !lemoine index des personnages de georges simenon

Pour autant, Simenon ne vous tient pas lieu de tout ?
Nullement. Je le considère comme l’un des principaux écrivains du siècle, mas je lui préfère Gide, Camus, Alain-Fournier et Queneau – pour me limiter à la littérature française.

Etablissez-vous, comme la plupart des critiques, une distinction entre l’auteur des romans policiers et celui des romans psychologiques ?
Pour moi, ses romans policiers ne sont pas d’abord policiers, dans la mesure où ce n’est pas l’enquête qui prime mais les cas humains et, pour les premiers titres surtout, l’atmosphère. La matière me parait être la même, mais il faut bien reconnaitre que les romans psychologiques sont en général d’une écriture et d’une composition plus élaborées, d’une densité humaine plus riche.

« Ouvrir un Simenon, c’est aborder des lieux et s’immerger tout de suite », observe avec justesse Michel Carly. Le premier fut Liège. Son port d’attache ? Le creuset de sn œuvre ? Ce n’est pas par hasard qu’il a légué ses archives littéraires à l’Université de Liège où Maurice Piron fondait en 1976 le Centre d’études Georges Simenon…
Un port d’attache, sûrement pas. Le creuset de l’œuvre, oui. Simenon a toujours dit qu’on absorbe le monde extérieur, les événements, les images, les sensations jusqu’à 18 ans. Par la suite, l’écrivain rend dans ses écrits, et développe, ce qu’il a absorbé dans sa jeunesse. C’est particulièrement vrai dans son cas, lui qui a tout enregistré, et puisé sans fin dans cette mémoire prodigieuse des lieux, des personnages, des couleurs, des sons, des odeurs, des saveurs… On repère, même en dehors des romans dont l’action est située à Liège, plusieurs éléments dont l’origine est clairement liégeoise. Par exemple, sa vie de journaliste à Liège se trouve transposée à Nantes dans le roman L’âne rouge. Simenon éprouvait envers sa ville natale des sentiments ambivalents, tels qu’on les découvre dans le roman autobiographique Pedigree, un de ses grands livres, dont le héros tantôt déteste Liège, tantôt s’y intègre parfaitement. Il a peint admirablement un mode de vie étriqué et mesquin que l’on pouvait encore reconnaitre dans la Liège de ma jeunesse…

Aujourd’hui, vous inaugurez chez Encrage, à Amiens, une « Bibliothèque Simenon » avec Paris chez Simenon qui reprend, arrondissement par arrondissement, et même quartier par quartier, plans (de 1925 !) cartes à l’appui, chaque rue figurant dans l’œuvre, évoquée ici avec commentaires et citations. Un travail de bénédictin ! Dans la ligne de votre Index des personnages, comme il en fut établi pour Balzac et Proust. Peut-on, selon vous, comparer ces trois « monuments » ?
On a souvent comparé Simenon à Balzac, alors que leur propos est tout à fait différent. Balzac voulait restituer le monde de son temps. Ce n’est pas du tout l’ambition de Simenon qui visait à caractériser l’humanité de son temps. Je crois qu’il y est parvenu. C’est en cela qu’il est un des auteurs majeurs du siècle. Entre Proust et Simenon, apparemment, on n’aperçoit guère de rapports. Et pourtant, si l’on regarde mieux, on décèle certains points communs : la mémoire involontaire ; la conception de l’’amour comme souffrance, ainsi que l’a montré mon ami florentin Salvatore Cesario dans son essai Sur Simenon. Bien entendu, l’extrême différence de style interdit de pousser plus loin la comparaison… !

Michel Lemoine

Michel Lemoine

C’est un tout jeune homme qui découvre Paris, à l’automne 1922, et s’y sent d’emblée chez lui, tant il s’en est imprégné pendant ses lectures d’adolescent. Quelques mois plus tard, il s’y installe, bientôt rejoint par sa fiancée Régine Renchon, dite Tigy, qu’il épouse à 20 ans. Le jeune couple change souvent de domicile mais ne s’écarte guère de pôles que hantera plus d’une fois Jules Maigret, notamment dans le IXe et le XVIIIe arrondissements. Paris est, de loin, la ville la plus présente dans l’œuvre de Simenon, au point que Maurice Piron y voyait son second personnage, après le fameux commissaire ! Cependant, il n’y a pas vécu longtemps ?
Non. À partir de 1938, donc de ses 35 ans (et déjà durant de longues périodes, au début des années trente, où il multiplia les voyages), Simenon n’habite plus à Paris, mais en Charente et en Vendée. Avant de quitter la France, en 1945, pour le Canada puis les États-Unis. Il n’y reviendra qu’en 1955, séjournant alors sur la Côte d’Azur. C’est en Suisse enfin qu’il choisira de se fixer, et passera ses trente dernières années. Mais il a emmené Paris avec lui.

Paradoxalement, je trouve que Simenon excelle à traduire les atmosphères provinciales feutrées, faussement paisibles, volets clos sur des révoltes manquées, des rêves avortés, la fatigue et la tristesse de vivre lorsqu’on s’est rendu… De même qu’il suggère comme personne, par petites touches impressionnistes, le monde des canaux, des écluses, des péniches, ou encore la lumière brumeuse qui baigne le pays marin des environs de La Rochelle…
C’est vrai. Mais remarquez que son Paris aussi a quelque chose de provincial. Mieux vaudrait dire, d’ailleurs, ses Paris : une juxtaposition de villages, tels qu’il les a connus et aimés dans les années vingt et trente, mais aussi recréés par l’imagination dont on néglige souvent la part chez ce grand « réaliste »…

Avez-vous en vue un nouvel angle d’étude de l’œuvre ?
Outre une réédition (redoutablement augmentée !) de mon Liège dans l’œuvre de Simenon, sous le titre Liège couleur Simenon, et Les environs de Paris chez Simenon, que j’ai terminé en juin dernier, devrait bientôt paraitre un album : Lumières sur le Simenon de l’ombre. Il s’agira d’un prolongement de L’autre univers de Simenon, où j’étudiais les 190 romans populaires qui lui ont permis de faire ses gammes ; l’apprentissage du métier de romancier. Vous savez qu’il ne les a jamais reniés, tout en précisant qu’ils représentaient une production alimentaire, avec laquelle il avait complètement rompu. Je pense qu’ils méritent mieux que le survol : au sein d’une forêt de clichés et de poncifs liés au genre de ces romans (tour à tour légers et grivois, sentimentaux ou d’aventures), l’œuvre future se trouve en germe… L’album reproduira les couvertures de ces romans, qui se sont échelonnés entre 1921 et1931, accompagnées de fragments de textes qui ont inspiré l’illustrateur, avec introductions biobibliographiques annuelles. Enfin, j’ai un projet à long terme : continuer Paris chez Simenon et Les environs de Paris pour composer un ensemble de cinq volumes intitulé La France de Simenon.

Car c’est l’œuvre qui vous fascine. Vous n’êtes pas de ces essayistes acharnés à retrouver les moindres faits et gestes de leur auteur de prédilection, à débusquer ses secrets… Oserait-on dire que l’homme Simenon ne vous captive guère ?
L’homme Simenon m’intéresse aussi. Mais il est exact que sa biographie me retient dans la mesure où elle éclaire l’œuvre, fût-ce de façon minime.

Et dans cette œuvre foisonnante, quels titres éliriez-vous ?
À mes yeux, le meilleur Simenon, le mieux construit, le mieux écrit, c’est La neige était sale. Là, il confirme qu’il est bien un artiste. Mais celui que je préfère, c’est Le petit saint. Le seul roman optimiste de Simenon, qui raconte l’enfance et la jeunesse d’un grand peintre à la manière de Chagall, nommé Louis Cuchas. Une très belle création lumineuse, surgie pourtant au milieu d’années sentimentalement difficiles…

Votre aventure étonnante au cœur du monde de Simenon, qu’on pourrait croire sans limites et sans fin, m’a fait fugitivement songer au chef-d’œuvre de Georges Perec, La vie mode d’emploi. Par sa démesure. Sa rigueur, non exempte de malice. Ce défi que l’on se pose à soi-même… Ce que vous nous livrez, serait-ce un Simenon mode d’emploi ?
En tout cas, ce rapprochement me rend très heureux et me touche, car j’adore Perec. Et surtout ce livre-là…

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°114 (2000)