Quoi de neuf? Simenon

georges Simenon

Georges Simenon

Des écrivains contemporains de Simenon, même parmi ceux qu’on croyait immortels, fêtés par la critique, étourdis par le succès, combien n’ont pas sombré dans l’oubli ? Et combien d’autres ne s’impatientent pas au purgatoire de la littérature ? Lui non. Vingt ans après sa mort, le charme opère toujours. Les lecteurs se transmettent son œuvre de génération en génération. Au plus grand profit des éditeurs.

Simenon emmène Tchantchès, la Passerelle et le pèkèt dans la Pléiade. Les romans de Simenon repris dans la Bibliothèque de la Pléiade, sur papier Bible, sous la fameuse couverture dorée à l’or fin, se vendent comme des petits pains…

Le chiffre est étonnant : chacun des deux volumes parus en 2003, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’écrivain, s’est vendu à 32.000 exemplaires environ.

Et voici le troisième volume, intitulé « Pedigree  et autres romans ». L’édition, cette fois encore, a été établie par Jacques Dubois et Benoît Denis. Leurs notes et notices prolongent le plaisir de la lecture ou de la relecture de Pedigree, Les Gens d’en face, Les trois crimes de mes amis, Malempin, La Vérité sur bébé Donge, Je me souviens, Les Complices, Les autres, La Chambre bleue, et, en appendice, Lettre à ma mère.

Le Carnet et les Instants : Quels sont les plus gros succès de  la Pléiade ?
Jacques Dubois : Il y a un trio constitué de Saint-Exupéry, de Prévert et de Simenon.

Trois auteurs nés au début du XXe siècle…
Oui. Et trois auteurs populaires, dans le meilleur sens du terme. Tout le monde a lu le Petit Prince, tout le monde a récité les paroles des Feuilles mortes

Quels furent vos critères pour le choix des titres ?
Les deux premiers volumes contenaient des « romans durs » et des Maigret, représentatifs de l’ensemble de l’œuvre de Simenon. Pour le présent volume, ce qui était sûr et clair, c’est qu’on partait de  Pedigree, son roman autobiographique par excellence. La première idée – un peu décevante par avance, – c’était de reprendre toutes les œuvres purement autobiographiques.

Pourquoi décevante ?
Dans ses Dictées, ses Mémoires intimes, Simenon a beaucoup évoqué ses souvenirs d’enfance. Cela risquait d’être redondant. Dans les œuvres que nous avons choisies, ce sont aussi les personnages de Simenon qui se penchent sur leur passé.

La ville-mère

Le souvenir serait donc le dénominateur commun de tous ces romans.
Et aussi la quête de l’identité. Ces personnages se demandent : « Qui suis-je ? Quel enfant ai-je été ? Qu’est-ce qui a fait ce que je suis ? »

Et ces  personnages se ressemblent ?
Les familles dont ils viennent sont toujours un peu du même type : un peu souffrantes, appartenant à la petite bourgeoisie. Avec une mère autoritaire et anxieuse.

Comme dans Pedigree.
On constate que  Pedigree est vraiment la matrice de tous les romans de Simenon. Même de ceux qu’il a écrits avant.

Et Liège est la ville-mère ?
C’est vrai qu’on la retrouve un peu partout dans l’œuvre de Simenon.

Pour un ancien du collège Saint-Servais, comme moi, la précision et la puissance avec lesquelles Simenon décrit la grande cour de récréation, l’escalier de fer conduisant au bureau du père préfet de discipline, sont hallucinantes. On s’y croirait revenu.
Sa mémoire est ahurissante. Il se souvient de tout. Il restitue exactement – mais sans complaisance – la « couleur de Liège », son atmosphère… Les  déambulations de la jeunesse, le dimanche, dans les rues du « Carré », sans but précis… C’est tellement ça ! C’est tellement cette ville-là !

simenon pedigree et autres romans

La Passerelle joue un rôle clé dans Pedigree
Ce n’était pas une frontière, il n’y avait pas de douane. Mais cela y ressemblait. Les gens d’Outremeuse, venus d’ailleurs, franchissent la Passerelle pour se rendre au Carré, pour aller au marché, ou dans les petites rues à côté du Grand Bazar, pour voir ce qui se passe dans le centre, assister aux  manifestations des ouvriers. Pedigree est le grand roman de Liège. L’édition comporte d’ailleurs deux plans de la ville au début du XXe siècle.

Lemoine et Gobert

Et les notes expliquent Tchantchès et Nanesse, le pèkèt, le Carré…
Toutes ces notes ont été relues par Michel Lemoine, extraordinaire érudit, auteur de  Liège couleur Simenon, d’une méticulosité imparable. Pour rédiger les notes relatives aux romans liégeois, nous nous sommes baladés des ouvrages de Michel Lemoine à ceux de Théodore Gobert sur l’histoire des rues de Liège. La rédaction de ces notes nous a conduits dans des enquêtes approfondies. Par exemple, pour identifier certaines chansons « au grand saint Nicolas » évoquées par Simenon, je me suis rendu à la bibliothèque du séminaire de Liège.

Du wallon chez Simenon ?
Guère… Mais du français de Belgique : pas mal. Inconsciemment ou non, Simenon emploie des belgicismes. Il s’en fiche un peu. Ainsi, ses personnages « laissent la porte contre… »

L’imparfait

Dans Pedigree, Simenon emploie beaucoup le temps présent.
Certes. Mais son temps de prédilection, dans la plupart de ses romans, c’est l’imparfait. Simenon a un usage spécifique de l’imparfait. Là où d’autres écriraient : Il se leva…, Simenon  écrit : Il se levait

Chez lui, la puissance de la mémoire n’a d’égale que la fécondité, cette fabuleuse force de création, qui étonne tous  les romanciers.
Je demandais un jour à John Simenon s’il gardait un bon souvenir de son père. Question très indiscrète, mais tant que j’y étais… Il m’a répondu sans hésiter : « Oh oui ! Car il était très disponible pour ses enfants. Il ne travaillait que deux mois par an : le temps d’écrire quatre romans. Il avait dix mois de loisirs à nous  consacrer. » 

Indomptable Henriette

Le troisième volume reprend la poignante Lettre à ma mère…
En pensant à cette femme, comme à celle qui lui ressemble tant, la mère Mamelin dans Pedigree, mon regard sur elle a changé. Cette mère, que Roger Mamelin n’a pas l’air d’aimer beaucoup, c’est quand même un sacré personnage ! Une battante. Elle est souvent malhabile. Mais, d’une façon détournée, oblique, elle arrive à ses fins. Elle est plus forte que son fils, plus forte que son mari, plus forte que les frères de l’institut Saint-André. Si Georges finit par quitter Liège, pour tenter sa chance, c’est parce que sa mère lui a insufflé ce formidable appétit de vivre et de réussir. Ce qu’Henriette Simenon a fait « en petit », par exemple avec les étudiants étrangers qu’elle hébergeait, Georges le fera en grand.

Une autre chose que votre travail sur Simenon vous a révélée ?
Si, socialement, on peut être tenté de situer Simenon plutôt à droite, avec un fond d’anarchie, j’ai souvent constaté sa sympathie pour les humbles – et sa haine des préjugés sociaux. Quand ses héros passent devant la Linière, cette ancienne manufacture du quai Saint-Léonard, on sent que Simenon est du côté des pauvres filles, frigorifiées, qui sortent de là. Il est dans le camp des misérables, comme le furent Hugo ou Dickens.

Je me souviens, qui fut, en quelque sorte le « brouillon » de Pedigree, est né d’un mauvais diagnostic.  Simenon, se croyant condamné, décide de mettre par écrit son histoire familiale, à l’intention de son petit garçon, Marc.
C’est ce que Simenon a toujours dit. Mais je crois qu’il avait été très vite rassuré sur son état de santé. Cette histoire fait partie de la légende qu’il aimait entretenir.

Un mot tabou

La Chambre bleue et Les Complices sont des œuvres plus récentes.
On le sent bien. Les Complices débute par un accident épouvantable : celui d’un autocar qui transportait des enfants. Tous sont tués, sauf un. Le responsable involontaire de l’accident va le payer. Ce genre de tragédie n’est pas un événement de la première moitié du XXe siècle ; Simenon aborde ici une question plus contemporaine. Par ailleurs, dans le premier chapitre de La Chambre bleue, Simenon utilise pour la première fois un mot qui était jusque-là tabou pour lui : le mot « sperme ». Cet homme « couvert de femmes » était un écrivain pudique et retenu. Céline y allait bien plus fort !

Propos recueillis par Bernard Gheur

Simenon en Amérique

Georges SIMENON, Romans américains, préface de Patrick Raynal, introductions de Michel Carly, Editions Omnibus, 2009, 2 volumes de 1.024 et 864 pages

Jubilés, centenaires ou demi-millénaires : qu’ils célèbrent la naissance ou commémorent le décès, les anniversaires d’écrivains engendrent une efflorescence éditoriale qui, parfois, ne se justifie que par de triviales motivations commerciales. Ainsi, le marketing vient au secours des réputations figées et des œuvres empoussiérées au panthéon de la littérature consacrée… Pourquoi pas si cela permet à de nouveaux lecteurs de lire enfin des livres dont on ne sait trop souvent citer que le titre ?

Oublié, Simenon ne l’est en aucune façon, bien sûr, mais sa célébrité ne recouvre-t-elle pas mille malentendus recuits ? Quoi qu’il en soit, la célébration des vingt ans de sa mort a donné naissance à plusieurs initiatives d’éditeurs. Celle des éditions Omnibus est sans doute l’une des plus intéressantes, tant pour les « simenoniens »  passionnés que pour ceux qui fréquentent le père de Maigret en flâneurs.

Dans une préface éclairante, Patrick Raynal, orfèvre en la matière puisqu’il fut longtemps le boss de la mythique Série Noire, récuse d’entrée l’habituel soupçon : « On aurait tort de considérer la présente édition comme un coup de marketing. (…) Cette compilation offre la chance de pouvoir cerner une partie homogène de l’œuvre d’un formidable écrivain, un de ceux qui marqueront durablement l’histoire de la littérature. » Homogène, cette partie américaine de l’œuvre de Simenon enfin regroupée l’est tout autant que, par exemple, celle mieux identifiée des romans coloniaux, procurant ainsi « un point de vue nouveau sur le travail d’un écrivain si prolixe qu’il décourage souvent le lecteur ».

Le romancier, lui, ne fut jamais un lecteur découragé, pas plus qu’il ne se coupa de la fréquentation de ses pairs, au moins par livre interposé. Ainsi Raynal se plaît opportunément à le rappeler : « Avant de partir pour l’Amérique, Simenon s’était fait livrer de chez Gallimard un plein carton des ouvrages d’auteurs qu’il considérait comme la littérature du XXe siècle. Il y avait les livres de Dashiell Hammett, Raymond Chandler, John O’Hara, Horace Mac Coy, Erskine Caldwell, John Steinbeck et William Faulkner qu’il classait dans cette école de la vie quotidienne en lutte contre le désespoir. »

Comme le père de Maigret est alors déjà loin de Paris et des salons de la NRF ! Aussi, après seulement quelques mois de vie aux Etats-Unis, Simenon est devenu un vrai écrivain américain. À vrai dire, à tout lecteur de cette suite de ses romans américains, Georges Simenon apparaîtra moins que jamais comme un écrivain français du XXe siècle ! (Ouvrons ici une parenthèse « identitaire » pour rappeler que si Pol Vandromme a parlé jadis d’un Simenon, romancier russe, John Simenon lui-même affirmait naguère à l’auteur de cette recension que son père était « un écrivain européen de langue française, non un écrivain français », précisant qu’en la matière il n’était pas question de nationalité mais bien de mentalité et de mode de création littéraire.) Quoi qu’il en soit, pour son actuel préfacier, la cause est entendue ! Car si Patrick Raynal a découvert sur le tard l’œuvre simenonienne, le « côté américain de l’écriture de Simenon » lui est très vite apparu… « Cette façon d’entrer brutalement dans le récit, de préférer le dialogue au style indirect, de manier l’ellipse sans se soucier d’explications oiseuses et de préférer le behaviorisme à la psychologie le rapprochait d’auteurs comme Chandler, Hammett, Mc Coy et d’autres, sortis du moule de la revue Black Mask. Il construit ses personnages sans commentaire ni analyse. »

Sans commentaire ni analyse… Le moins que l’on puisse écrire, c’est que les livres du petit Georges d’Outremeuse en auront engendré des milliers, parfois des plus dispensables ! Insistons-y d’autant plus : ceux qui, ici, introduisent chacun des quinze romans ne sont jamais inutiles. C’est qu’ils sont dus à Michel Carly, l’excellent essayiste de Sur les routes américaines avec Simenon (Omnibus, 2002). Il a conçu ces commentaires « comme une ouverture mozartienne » où il « donne des clefs, des thèmes pour éclairer le lecteur », élargissant son angle de prise de vue en passant des rapports circonstanciels des romans avec la biographie de l’auteur aux différentes perspectives sociétales des Etats-Unis qui en sont les cadres. Nul doute que ces brèves présentations (longue chacune de trois à six pages) enrichissent opportunément les deux volumes de cette nouvelle édition !

C’est aussi Michel Carly qui a établi celle-ci, choisissant de faire précéder ces « romans américains écrits au Nouveau Monde » (soit, chronologiquement pour le premier volume, Trois chambres à Manhattan, Maigret à New York, La Jument perdue, Le Fond de la bouteille, Maigret chez le coroner, Un nouveau dans la ville, Maigret, Lognon et les gangsters, et pour le second, La Mort de Belle, Les Frères Rico, Feux rouges, Crime impuni, L’Horloger d’Everton) d’un roman encore signé Georges Sim en 1929, Destinées, dans lequel le jeune auteur a entièrement imaginé cette Amérique qui l’attire « à partir de ses lectures dans les années 1920 » (et où il a déjà fait vivre nombre des personnages de ses romans populaires écrits sous divers pseudonymes). De même, Carly termine le second volume en joignant deux romans écrits après son retour en Europe, La Boule noire (rédigé à Cannes dès 1955) et La Main (terminé dans sa fameuse villa d’Epalinges le 29 avril 1968), ajout qu’il ne manque pas d’expliquer de la façon la plus convaincante.

Carly reste tout aussi convaincant lorsqu’on l’interroge sur les raisons profondes de la soudaine installation de Simenon en Amérique du Nord. Comme d’aucuns se plaisent encore à le répéter, le romancier belge fuit-il les temps troublés de l’Epuration française lorsqu’il s’embarque avec femme et enfant à l’aube de l’automne 1945 sur le Lallandia, un cargo danois de la Cunard Line qui appontera à New York le 3 octobre ? « Simenon choisit de s’installer en Amérique pour plusieurs raisons. Il ressent un vrai malaise, sinon de l’exaspération, face à la France de l’Epuration. Il n’a pourtant rien à se reprocher par rapport à sa conduite durant l’Occupation et s’il a été assigné à résidence pendant plusieurs semaines aux Sables d’Olonne à la Libération, il a entretemps été totalement innocenté par les autorités. Mais il ressent un profond besoin de se ressourcer, de découvrir de nouveaux paysages, de nouveaux types humains… Et puis il sent que son couple avec Tigy est à bout de souffle. Je crois que ce qu’il veut surtout fuir, c’est l’ancien Simenon ! Il est significatif de relever que lorsqu’il rentre enfin à Paris à la fin de la guerre, il affirme ne pas avoir retrouvé le Paris de Maigret. Il se plaît aussi à répéter : « le Nouveau Monde a quelque chose à m’apprendre ».

Carly tient à y insister : « Contrairement à l’idée reçue, son installation en Amérique n’est en rien une parenthèse dans l’esprit du romancier, tant sur le plan familial que professionnel. De l’automne 1945 jusqu’à quelques jours avant son départ, au printemps 1955, Simenon est persuadé qu’il restera vivre Outre-Atlantique ! Après avoir suivi ses traces là-bas en compagnie de son fils John et avoir lu plusieurs fois chacun de ses romans d’alors –n’oublions pas que cette décennie concerne un homme âgé de 42 à 52 ans, soit dans sa pleine maturité !-, je suis convaincu qu’il s’agit d’une période essentielle, pour le romancier comme pour l’homme, d’autant qu’il va alors y fonder une nouvelle famille, avec Denise Ouimet, qui lui donnera trois enfants. »

Bien sûr, ce n’est pas le Nouveau Monde qui va guérir la bougeotte chronique de Simenon ! En moins de dix ans, il va successivement emménager au Québec, en Floride, en Arizona, en Californie puis au Massachussetts. « Ce qui l’excite le plus, c’est de découvrir une nouvelle société inconnue ! » Michel Carly poursuit en proposant une sorte de chronologie bibliographique : « Son approche est d’abord prudente. Dans ses premiers romans américains, il commence par mettre en scène des personnes et des décors connus : Denise et lui dans Trois chambres à Manhattan, puis son commissaire dans Maigret à New York. La deuxième période comporte des paysages sociaux attendus ; ainsi La Jument perdue est un vrai western ! La troisième analyse la société américaine de l’intérieur (Maigret chez le coroner ; La Mort de Belle ; Feux rouges ; L’Horloger d’Everton) avec l’exploration des les grands mythes US (la route, l’auto, la société de consommation…) et de leurs crises (la culture spécifique à la jeunesse, sa violence, la cassure ados/adultes…). Chez Simenon, l’homme américain, le common man, est seul pour crier au secours dans son enfer climatisé ! Comment peut-il se révolter contre le conformisme et le puritanisme américain sinon par l’alcool et la drogue, le sexe ou la réussite à tout prix. Quant à la psychanalyse, elle est l’alliée de la règle judiciaire dès La Mort de Belle…  À leur façon, la plupart de ces titres annoncent les métamorphoses de nos sociétés européennes mieux qu’un ouvrage de sociologie ! »

Lorsque Georges Simenon monte à bord de l’Ile de France le 19 mars 1955, son départ du Nouveau Monde ressemble à une fuite. Comme dix ans auparavant… Une autre fuite de Monsieur Monde !

Christian Libens


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°158 (2009)