Jean-Baptiste BARONIAN (dir.), Cahiers Simenon 29, « Portraits de femmes », Les Amis de Georges Simenon, 2015
Michel CARLY et Christian LIBENS, La Belgique de Simenon, 101 scènes d’enquêtes, préface de Jacques De Decker, Neufchâteau, Weyrich, 2016
Pierre SIMENON, De père à père, Paris, Flammarion, 2015
Pol VANDROMME, Une indifférence de rébellion, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2015
Elle est confortable, en littérature, la position du nain qui se hisse jusqu’à l’épaule du géant pour prétendre voir en surplomb – et au passage lui tire sentencieusement l’oreille. En Belgique, deux figures sont susceptibles de subir de tels assauts opportunistes : Hergé d’une part, homme pétri des stéréotypes et des clichés d’une époque, dont la comédie humaine en 2D demeure cependant un sommet de la bande dessinée ; d’autre part Simenon, alias Georges le planqué, le profiteur de guerre, le bio-rexiste enfin, ADN commun avec son frère Christian oblige. Mais aussi l’un des romanciers capitaux du XXe siècle, fallût-il soupirer « hélas… » à peine le constat posé.
Un grand écrivain n’est pas forcément un grand homme, et là réside peut-être le malentendu majeur concernant les auteurs les plus problématiques de la modernité. L’équation posée par un cas-limite comme Louis-Ferdinand Céline et sempiternellement resservie comme un paradigme de questionnement (« Peut-on être à la fois un génie de l’écriture et un parfait salaud ? ») semble d’ailleurs loin d’être résolue. Certes, l’écrivain n’est pas un être désincarné, flottant, déconnecté du réel, émettant du haut de sa tour d’ivoire des messages sibyllins, voués à être décryptés par la postérité ; mais il s’agit, lorsque l’on prétend pénétrer la complexité d’une conscience individuelle en prise avec l’Histoire, de faire la part entre la valeur intrinsèque de ses écrits et de ses actes, entre sa vie et son œuvre, même si les deux dimensions convergent en permanence.
En somme, il faudrait appliquer le fameux « Comprendre et ne pas juger », devise dont Simenon avait frappé ses ex-libris. Parce que juger est affaire de tribunal. Rien de moins lucide qu’un écrivain quand il endosse une hermine de procureur. Comprendre ne signifie ni entrer en sympathie ni même en empathie (toujours suspecte de complaisance) avec la personnalité que l’on approche ; plutôt envisager une destinée de face, sans verser dans le mépris commode et les décrets rétrospectifs. Et reconnaître que derrière l’homme, si fautif ou coupable soit-il, il demeure toujours un humain, soit l’un des nôtres. Cela n’est évidemment pas donné à la première bonne conscience venue.
Georges Simenon est indéniablement un auteur problématique. Mais serait-il digne d’intérêt, et de passion, s’il était autre ? La polémique post-mortem à laquelle il donne régulièrement lieu – et dont on a encore vu un exemple récemment avec l’énième divulgation du dossier Christian Simenon – est parfaitement creuse, de surcroît si elle est traitée sans finesse par des esprits ayant mal digéré Sainte-Beuve. L’attitude durant la guerre de Georges Simenon, ou d’ailleurs de quelque auteur que ce soit, se doit d’être envisagée de façon honnête, rigoureuse, informée. Parce que la question est grave et participe de la vérité historique, s’en emparer sur le mode romanesque ne peut que dénoter d’autres intérêts, d’autres buts, plus personnels. Alors, qu’il ait effectivement aidé à exfiltrer Christian, plutôt que de remettre aux autorités ce frère encombrant dont il avait là un magnifique prétexte à se venger des préférences reçues de la part d’une mère inique, voilà une question susceptible d’intéresser un psychanalyste, voire un historien du droit ; sinon, elle n’est bonne qu’à alimenter la littérature à relents de scandale – celle qui se vend le mieux, selon les deux modalités du verbe. Or, tout comme un grand écrivain n’est pas forcément un grand homme, un best-seller n’est pas forcément un bon livre.
Trois publications récentes viennent vraiment nous rappeler l’envergure de Simenon, l’atypisme de son parcours, et l’importance de la part vécue dans sa création.
Il y a tout d’abord cette vingt-neuvième livraison des Cahiers Simenon, dont le thème aurait assurément enflammé l’auteur de Trois chambres à Manhattan, puisqu’il rassemble une galerie de « portraits de femmes » glanés dans les romans qualifiés de « durs » mais aussi les Maigret. Jean-Baptiste Baronian rappelle que, parmi les 117 titres relevant de cet aspect de la production simenonienne, seuls treize ont pour figure centrale un personnage féminin. Une sous-représentation, au premier plan du moins, que la malveillance se hâtera d’imputer à la misogynie foncière d’un lascar même pas intimidé par la présence de caméras pour parler de ses multiples conquêtes ou de ses milliers de relations tarifées.
Une étude comme celle que Jean-Paul Ferrand, par exemple, consacre au « cas Louise Lomel » dans L’Escalier de fer permet de retoucher le portrait de Macho Georges. Est-ce parce que, pour lui, travailler les caractères féminins s’avérait un exercice périlleux qu’il y mettait une attention, une profondeur, et parfois, tentons le mot : une délicatesse, particulières dont il n’était pas coutumier envers ses personnages mâles. Les articles de Paul Mercier (sur Aline Calas, « l’une des héroïnes les plus énigmatiques de Simenon », dans Maigret et le corps sans tête), d’Alain Gaillard (sur les femmes d’influence, par exemple en politique), de Jean-Baptiste Baronian (sur une triade de romans souvent négligés par la critique), de Murielle Wenger (sur les figures de vieilles dames indignes ou encore Madame Maigret) nous éclairent sur le soin qu’apportait Simenon à sonder la conscience des femmes peuplant ses histoires. Bernard Alavoine met ainsi en évidence le fait que Le Coup de lune repose tout entier sur les épaules d’Adèle : « Le génie de Simenon est bien là : d’une simple rencontre ou d’une image, il crée un personnage qui donne lui-même naissance au roman ». Et Paul Daelewyn, à travers le roman Betty, donne Simenon comme précurseur des écrivains ayant pensé la quête de l’identité. Il manquait, à cette nichée de tigresses de papier, une panthère de chair, et c’est Danielle Bajomée qui la présente, dans une savoureuse échappée biographique où est retracée la liaison enflammée entre le jeune Sim et Joséphine Baker… Alors, Simenon, sexiste et phallocrate ? À vérifier à travers le portrait retouché de l’homme qui se dessine ici.
Pol Vandromme qualifiait Simenon de « romancier russe d’expression française », une expression concordant avec l’avis d’André Gide, qui voyait se creuser avec les romans durs une veine dostoïevskienne, rien moins. Dans ses ultimes chroniques, parues il y a peu à l’enseigne de Pierre-Guillaume de Roux, le critique belge réaffirmait à quel point, s’il était étranger à la « belgitude », Simenon était attaché à Liège. Une ville au caractère trempé, périphérique parce que marquée par une séculaire identité principautaire et non pas banalement provinciale, et qui fournira à l’écrivain l’essentiel : « une matière vivante, des voix, des odeurs, des paysages de la vie, tout ce qu’observe, recense, ressent un promeneur qui sait voir, entendre, éprouver. Plutôt que de décrire sa ville, il s’est laissé assiéger par elle pour qu’elle l’imprègne et l’investisse. De là que la mémoire sensorielle de Liège a été le réservoir de la sienne et de son romanesque, qu’il en a partout répandu des reflets […] »
Michel Carly et Christian Libens, simenoniens patentés, se sont posé une question simple mais cruciale à qui prétend établir les étapes de ce parcours stupéfiant : « Quand il quitte définitivement Liège le 10 décembre 1922, emporte-t-il une part de son pays natal à la semelle de ses chaussures impatientes ? » Le volume qu’ils ont soigneusement élaboré de conserve transforme cette interrogation en question rhétorique. Si l’ouvrage est mené à pas d’homme, sur le mode de la flânerie intuitive, il participe également à maints égards d’une discipline qui commence à se tailler sa place en sciences humaines : la géographie littéraire. Simenon eut beau être un errant, un arpenteur de continents, il fut avant tout un enraciné, et son terreau premier demeure cette Belgique âpre et composite où il grandit.
À signaler d’office : rien de moins folklorisant que le regard porté ici sur la Belgique simenonienne. L’objectif n’est pas de transformer l’homme à la pipe en marionnette d’Outremeuse, mais bien de faire sentir, palper, humer les atmosphères dont il s’imprégna enfant, adolescent, jeune journaliste et écrivain en herbe. Les pavés gras et humides des rues, l’angoissante silhouette de la prison Saint-Léonard, le fleuve et sa dérivation sillonnés de péniches, les bistrots louches, les trottoirs interminables du Boulevard de la Constitution, les bancs d’église si raides aux vertèbres qu’on ne peut qu’y perdre la foi, les abords des charbonnages et des manufactures… Tous ces endroits, et davantage encore la faune qui les peuple, s’imprimèrent dans la mémoire de Simenon.
Ainsi, combien de personnages de son œuvre seraient restés dans les limbes s’il n’avait croisé, au 34 rue de la Commune, cette femme dont le peignoir bleu bâillant lui laisse entrevoir ses seins et ses cuisses, amorçant ainsi le déclic d’une mécanique sensuelle qui s’avèrera insatiable ? Carly et Libens établissent la tendre cartographie de cette apparition dans un chapitre qui vaut son pesant de poudre de riz et de soie. Ils pistent les avatars de cette Madame F. Heldens, qui devient femme entretenue dans Faubourg, jeunesse délurée dans Marie qui louche, effeuilleuse dans Strip-tease, briseuse de myocarde dans L’Âne-rouge… Les pages consacrées au monde grouillant de la prostitution des années 20, quant à elles, permettent au lecteur de plonger à pic dans un univers interlope qui fascinera Simenon tout au long de son existence d’homme écrivant et désirant.
Cela dit, les archives exhumées par l’efficace duo de comparses ne sont intéressantes que parce qu’elles ne sont pas motivées par un voyeurisme malsain, mais par un réel souci de mise en lumière de facettes méconnues du personnage. Le dossier 20 398 ouvert au nom de Simenon par la police liégeoise en… avril 1940 est à cet égard éloquent. Suite à la publication dans le journal Gringoire de la nouvelle Le Vélo de l’enfant de Chœur, un courrier anonyme parvient au Parquet de Liège, demandant un supplément d’enquête lié à un vol dans une banque liégeoise et au détroussement d’un cadavre dans la morgue de l’hôpital de Bavière, du temps où le petit Georges officiait comme enfant de chœur dans la chapelle ! Le corbeau accuse Simenon de s’être rendu complice du second méfait, en ayant laissé la porte de la chapelle ouverte, et il aurait reçu un vélo en récompense à son coup de pouce. Enquête sera diligentée, jusqu’auprès de la sévère Henriette Brüll, qui devait de toute façon bien plus s’inquiéter à l’époque pour son cadet… L’affaire restera un « cold case » mais nimbera de mystère les transpositions littéraires où Simenon y fait allusion.
Ce livre, somptueusement illustré, est autant une mine d’informations anecdotiques ou érudites qu’un parfait outil pédagogique. Nous y déambulons dans les rues, cicéronés par des guides idéaux, mais aussi dans tous les recoins du corpus simenoniens, à la faveur d’encadrés fonctionnant sur le format systématique de la fiche descriptive, où sont consignés les éléments essentiels pour cerner une œuvre (incipit, personnages, lieux, résumé, inscription belge). Et puis, si deux tiers du volume sont monopolisés par Liège, le reste invite à la découverte d’autres territoires simenoniens : Charleroi, première escale de la rubrique Europe 33 parue dans Voilà, et lieu de tournage de L’Étoile du Nord de Pierre Granier-Deferre ; Bruxelles, bien sûr, où la nuit se débauche du Palace au Métropole, où les romans se nouent au seuil du Palais de Justice ou au col d’une bière servie à la Mort subite ; la Flandre enfin, celle des écluses ou d’une commune au bourgmestre cynique et tourmenté… La Belgique de Simenon selon « Carlyibens » ? Déjà un incontournable.
S’aventurer sur les pas d’un écrivain reste néanmoins autrement confortable que de partir à la recherche d’un père. Voilà sans doute pourquoi il a fallu attendre plus d’un demi-siècle avant que Pierre Simenon couche sur le papier les souvenirs qu’il a conservés de son « Dad », comme il l’appelait affecteusement. Quel legs immatériel, partant inestimable, que ces conversations sans fin avec un aîné qui s’avère une « éponge de l’expérience humaine » ! Et quelles rencontres grâce à lui. Le petit Pierre sauta sur les genoux de Charlie Chaplin, sut faire sien le conseil avisé que lui glissa Michel Audiard selon qui « pour réussir dans la vie, il ne faut pas se prendre trop au sérieux » et visita Cinecittà sous la houlette d’un Fellini qui lui recommandait la consommation des pommes pour l’entretien de sa virilité.
On se souvient que Simenon décida d’écrire Pedigree dans la quarantaine, alors que, se croyant atteint d’une maladie grave, il se sentait pressé de transmettre en héritage le récit de ses origines à son premier fils, Marc. S’il n’y a pas à proprement parler de « fictionnalisation », De père à père se lit aussi comme un roman, non seulement parce que Pierre Simenon est doué d’une plume agréable et assurée, filant aussi droit qu’une puissante cylindrée lancée sur une highway américaine, mais aussi parce que ce livre constitue un complexe exercice d’introspection et de transposition du vécu.
En 1989, ce n’est pas un géant des lettres qui disparaît aux yeux de Pierre, mais un confident, un éducateur, un puits de sagesse, un adversaire d’échiquier, un partenaire de promenade, un complice, un poteau d’angle, bref le meilleur des amis imaginable. Le récit qu’il tisse dès lors s’apparente autant à une chronique familiale qu’à un exercice de mise en perspective de sa propre paternité, au miroir de son inscription dans un processus ininterrompu de filiation. La forme adoptée n’est pas étrangère aux Dictées (le texte a d’ailleurs en grande part été recueilli sur dictaphone avant retranscription). Avec cette longue lettre adressée en « tu » se soude étroitement le lien entre le narrateur, son interlocuteur absent-présent, et le lecteur, qui ne se sent à aucun moment exclu de leur dialogue, mais englobé. Si bien que, même dans des moments aussi intensément tragiques que le suicide de Marie-Jo, nous assistons aux scènes de douleur à une distance qui est celle de la justesse même. Pierre Simenon ne trahit aucun secret et ne remaquille pas le passé, il pratique une littérature de la sincérité, sans équivoque. De la même manière, il n’ouvre pas l’album photo intime pour le jeter en pâture à n’importe qui ; il le partage avec le privilégié que nous devenons momentanément en le fréquentant quelque temps. Cette façon de capter et de captiver le lecteur est redoutablement efficace, et transforme ce qui aurait pu n’être qu’un énième témoignage familier sur une célébrité en œuvre littéraire accomplie.
Alors, Simenon, un salaud génétique, un apatride renégat, un misogyne et une brute épaisse, accessoirement une imprimante à best-seller, vraiment ? Jamais l’homme n’est apparu aussi sensible, nourri de son passé et inattendu dans ses rapports aux autres que grâce à ces quatre publications. Jamais l’écrivain, décédé il y a bientôt trente ans, n’a paru aussi vivant.
Frédéric Saenen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°190 (2016)