Simon Leys : de l’infâmie à la gloire

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Voici rassemblés, sous le titre Essais sur la Chine, cinq ouvrages de Simon Leys publiés de 1971 à 1991. En même temps que paraissent au Seuil un recueil de chroniques, L’ange et le cachalot, et une histoire pour enfants réalisée avec sa fille, Deux acrobates. Présentation du sinologue que la presse, après l’avoir ignoré, ou brocardé, voire agoni d’injures, célèbre et nous envie : Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, né en 1935, jusqu’à il y a peu professeur à l’université de Sydney, aujourd’hui retiré près de Canberra, ayant succédé au fauteuil de Simenon à l’Académie royale belge de Langue et de Littérature françaises, revendique plaisamment sa belgitude : « Oui, c’est vrai, je suis du pays de Beulemans, de Manneken-Pis et des pétomanes… ».

Les habits neufs du président Mao fut calomnié dès sa parution, en 1971 : Leys se serait abreuvé aux sources américaines et aux ragots de Hong Kong. Cinq rééditions permirent à l’auteur de se faire justice et, dans une préface de 1989, après les massacres perpétrés à Pékin, il pouvait se réjouir de ce que l’Occident commençât d’ouvrir les yeux sur la réalité chinoise – depuis près de vingt ans, Leys hurlait, mais dans le désert, que le roi Mao était nu ! Assimilant crûment la révolution culturelle à une « lutte pour le pouvoir, menée au sommet par une poignée d’individus, derrière le rideau de fumée d’un fictif mouvement de masses », cette chronique des années 1967-1969 éclairait la façon dont Mao s’y était pris pour récupérer une souveraineté perdue.

Ombres chinoises (1974) présentait quelques fragments de la réalité chinoise, dont les bureaucrates s’efforçaient vigoureusement de préserver le visiteur : Leys y dénonçait les poncifs d’une historiographie grotesque, le réductionnisme philosophique, la misère des universités.

Images brisées (1976) se voulait l’écho de conversations tenues par l’auteur avec des Chinois de Hong Kong ayant récemment quitté leur patrie : il y est question, pêle-mêle, du rationnement alimentaire, de l’arrogance des bureaucrates, de la profonde humanité du petit peuple, de la fureur iconoclaste de la prétendue révolution culturelle, de la langue de bois maoïste, enfin de quelques spécialistes européens qui prétendaient nous expliquer la Chine…

L’avant-propos de La forêt en feu (1983) évoque une fable chinoise : des palombes, désespérées de ce que leur forêt ait brûlé, l’arrosent du peu d’eau qui dégoutte de leurs ailes. À dieu, qui leur fait voir la vanité de l’entreprise, elles rétorquent : « Nous avons jadis habité cette forêt et ça nous fend le cœur de la voir ainsi ravagée ». La Chine d’avant la république dite populaire présentait une vision du monde et une esthétique que la clique du lugubre Mao s’est employée à mettre sous le boisseau. De cette harmonie perdue, l’ouvrage précise l’origine cosmologique et éclaire sa persistance dans la peinture et la poésie.

Paru en 1991 ? après la tuerie de la pièce Tiananmen, L’humeur l’honneur l’horreur justifie le refus de Leys de retourner dans une Chine asphyxiée et torturée par de séniles magots. L’écrivain empruntait sa réplique au prince de Ligne, auquel on demandait pourquoi, après un si long exil, il ne regagnait pas ses terres. Et pourtant, quelle passion pour un pays où se manifeste le paradoxe d’un passé qui imprègne l’aujourd’hui tout en restant insaisissable !

De Ryckmans à Leys

Qu’est-ce qui a décidé d’une vie d’écrivain ? D’abord une profession de foi : « Quiconque ignore la Chine se condamne à n’atteindre jamais qu’une compréhension bien limitée de l’expérience humaine ». Doublée d’un prosélytisme intransigeant : « Nous devons nous mettre à l’école du monde chinois : sans l’assimilation de cette grande leçon, nous ne saurions prétendre à une humanité complète et véritable ». Entretenue par l’inapaisable faculté de s’indigner. En 1971, tandis que la France maolâtrise, le sinologue Pierre Ryckmans assiste à Hong Kong à l’assassinat, par des sicaires de Mao, d’un journaliste local. Dès cet instant, Ryckmans n’aura de cesse de dénoncer l’enfer et, pressé par l’éditeur des Habits neufs de prendre un pseudonyme, jette son dévolu sur un personnage de Victor Segalen, René Leys. Ce pseudonyme, assure Ryckmans, « c’est un hasard ». Qu’on en croie ce qu’on voudra ; il n’empêche que le héros éponyme de Segalen réussit à faire croire qu’il a pénétré dans le palais impérial (interdit) de Pékin. Le clin d’œil de Ryckmans n’est pas innocent…

Ryckmans-Leys ne cessera plus d’être un gêneur. Il lit et parle le chinois, s’informe, pratique sur les documents une saine critique historique et s’avère irrécupérable. À l’instar de celui qu’il considère comme le plus grand écrivain chinois de ce siècle, Lu Xun (dont une citation calligraphiée figure en première de couverture du  « Bouquins » : « M’étant mêlé d’écrire, j’ai été puni de mon impudence… »), il pratique la « libre recherche de la vérité, la dénonciation de la tyrannie et du mensonge… ». Avec un humour acerbe : « En juin 1989, à Pékin, pour la toute première fois, la porte de la boucherie est restée grande ouverte. Peut-être est-ce là ce qu’on appelle ‘la politique d’ouverture’ ? » Leys « le juste », comme le salue Le Monde.

Oui. Mais reconnaissance tardive. Suspecte ? Comme une tentative de récupération – « on va d’ailleurs le louer pour mieux s’en débarrasser », vaticine Sollers – on y reviendra. Leys pamphlétaire, satiriste. Ça n’a pas plu à tout le monde. En ces années où il fut voué aux gémonies par des intellectuels maoïstes qui à Paris tenaient le haut du pavé et vous foutaient sur la gueule si vous ne partagiez pas leur vénération, ce solitaire au ton voltairien ne se reconnaissait guère comme alliés qu’Etiemble et Claude Roy… Mais Maria-Antonietta Macciocchi s’indignait que figurât au même catalogue qu’elle un iconoclaste qui outrageait la vertu rouge chinoise. Mais Giscard saluait dans le Big Brother pékinois un « phare de la pensée humaine ». Mais d’auto-proclamés sinologues, incapables de lire le chinois, pontifiaient. Mais Sollers (tiens !) célébrait une « Chine populaire qui ignore la pollution, la délinquance et les embarras de la circulation ; on pourrait aussi bien complimenter un cul-de-jatte sur ce qu’il n’a pas les pieds sales », commente un Simon Leys l’acide. Il faut se méfier des intellectuels : Orwell, rappelle Leys, parlait de sottises si énormes qu’il « fallait être un intellectuel pour les gober ». L’histoire donne souvent raison à de tels soupçons et cloue au pilori de la sottise infatuée ceux qui se sont trompés.

Le Monde, quand y sévissait le correspondant auquel succéda Francis Deron (salué comme un spécialiste de Leys), s’autocensurait en matière de maoïsme avec une tartuferie bouffonne : « il faut refuser d’informer les lecteurs pour pouvoir conserver un correspondant à Pékin. Mais alors [demande Leys], pourquoi tenez-vous tant à conserver un correspondant à Pékin ? Parbleu, pour pouvoir informer les lecteurs ! » Barthes, revenu de pèlerinage à Pékin, n’ayant « rien à dire du tout, réussissait quelquefois à le dire avec une mémorable prolixité… ». Peyrefitte expliquait doctement que « les notions de droits de l’homme, de liberté et de démocratie ne sauraient avoir d’application en Chine, car il s’agit d’inventions occidentales qui n’ont pas de racines dans la tradition chinoise ». K.S. Karol, pilier du Nouvel Obs, révélait « sa propre ignorance des sources d’information les plus élémentaires […] : attendre d’un journaliste écrivant l’histoire de la ‘révolution culturelle’ qu’il consulte au moins Le quotidien du peuple pour la période concernée, c’est sans doute encore trop demander… »

Glorification de Leys

Aujourd’hui, moutonnières comme hier, mais machine arrière toute, la presse n’en finit pas de composer l’hagiographie de Simon Leys. La palme au Nouvel Obs : « immense sinologue », « cinq livres magistraux aux titres inoubliables », « éblouissant polémiste », « lucidité […] cinglante ». Impressionnant retour de pendule. Sollers, dans Le Monde, renie son « maoïsme de jeunesse » : « Leys avait raison, il continue d’avoir raison, c’est un analyste et un écrivain de premier ordre, ses livres et ses articles sont une montage de vérités précises… ». Dont acte. Aux antipodes, Ryckmans-Leys médite sans pose sur la calligraphie chinoise suspendue dans son bureau : « c’est un équivalent de la musique… »

Pol Charles


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°103 (1998)