Simon Leys, la Chine et la tyrannie

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Simon Leys

Le récent lauréat du prix quinquennal de couronnement de carrière, décerné par la Communauté française, vit en Australie. Il n’est donc pas facile d’aller l’interviewer. Mais grâce à la technologie, et contrairement à l’adage, les paroles, aujourd’hui, restent, même si l’on n’a pas les moyens de s’envoler pour l’autre bout du monde…

Simon Leys est réputé, du reste, pour n’aimer pas les interviews orales, leur préférant la précision de l’écrit. Il avait néanmoins accepté de répondre aux questions de Jean-Luc Outers et Jacques De Decker pour le coffret DVD Littérature au présent, édité par la Maison d’à côté avec l’aide de la Promotion des Lettres. Ce sont des extraits de cet entretien d’une demi-heure où l’auteur revient sur les différentes étapes de son œuvre que nous publions ci-dessous.

Nous nous sommes efforcés, dans notre retranscription, de rester proches des paroles originales, sans hésiter toutefois à gommer certaines redites ou hésitations inévitables liées à l’expression orale.

Dans les passages que nous avons dû écarter faute de place, Simon Leys évoque notamment écriture/parole en chinois et dans d’autres langues ou le monde qui sépare la peinture chinoise de l’occidentale. À d’autres moments, il parle de la nécessité de l’humour pour survivre.

Signalons par ailleurs que, pour des limites de temps, la séquence DVD consacrée à l’auteur ne reprend pas non plus la totalité de ses propos. Ainsi, de belles réflexions sur ses rapports avec la mer demanderaient encore à être exploitées.

Mais quoi qu’il en soit, un entretien avec un écrivain ne remplace jamais ses livres, et c’est vers eux qu’il faut se tourner si l’on veut prendre toute la mesure de cette œuvre rayonnante, tonique, héritière de l’esprit des Lumières (Candide, Les Lettres persanes…) par la rigueur de son écriture, sa foi dans les capacités de la raison, voire du simple bon sens, mais aussi par sa manière de faire de l’humour ou de l’ironie une arme de combat qui respecte et active l’intelligence d’autrui.

Carmelo Virone

Le choix d’un pseudonyme

Au moment où j’allais publier Les habits neufs du président Mao, qui est donc une critique de la révolution culturelle et du mythe maoïste en Occident, mon éditeur m’a signalé : si tu dois aller en Chine les mois prochains, il y a un petit problème technique pour l’obtention du visa si tu signes de ton nom… À la dernière minute, il fallait trouver un pseudonyme. Un pseudonyme, mon dieu ! Moi j’ai eu l’idée de Leys en pensant au René Leys de Segalen, parce que c’était un clin d’œil aux connaisseurs. Je pense qu’à ce moment-là, en 1970 ; il n’y avait peut-être pas mille personnes qui avaient lu René Leys, et si j’avais pu imaginer que Segalen allait revenir à la mode, ce qui est magnifique, j’en suis très heureux, j’aurais pris un autre pseudonyme, Joseph Beulemans, ou…

L’idée était d’avoir un pseudonyme qui ressemble à un nom véritable. Leys est un bon patronyme anversois, la ville de mes ancêtres, et Simon à cause de Simon Pierre dans l’Évangile, Simon Leys, pour l’homme de bonne foi, simplement ressemble à un nom véritable […] Dans le roman de Segalen on ne sait pas vraiment qui est René Leys. […] Peut-être est-ce un merveilleux spécialiste des secrets de la politique chinoise, et eput-être un absurde charlatan. Et c’est un jeune homme belge qui sait bien le chinois. Les gens qui ont lu René Leys immédiatement pouvaient dire : oh, Simon Leys maintenant raconte les nouveaux secrets de la Cité Interdite… Donc c’était un clin d’œil au petit nombre de connaisseurs de la Chin et de fans de Segalen et pour le grand public, c’était simplement un nom plausible. Et pour les Chinois, qui savaient très bien que Simon Leys était le pseudonyme de Pierre Ryckmans, c’était une occasion de donner un visa à Pierre Ryckùans, que l’on n’aurait pas donné à Simon Leys ; tout le monde est content !

L’Autre absolu

[…] La partie de l’œuvre de Segalen qui m’intéresse le plus, c’st toute sa théorie de l’exotisme, qui n’est pas l’exotisme au sens Pierre Loti du mot, ce n’est pas l’idée d’aller collectionner des perroquets bariolés dans des pays lointains. C’est vraiment une exploration du moi à la lumière de l’autre. Pour reprendre les choses par le commencement, je me suis embarqué dans les études chinoises à la suite d’un voyage tout à fait accidentel que j’ai fait en Chine quand j’avais dix-neuf ans. J’étais en première année d’université à Louvain et je collaborais à un de ses journaux estudiantins. Un beau jour un copain m’a dit : est-ce que tu as envie d’aller en Chine le mois prochain ? Dix jeunes Belges étaient invités à aller visiter la Chine pendant un mois comme journalistes estudiantins. On avait pensé que j’étais qualifié pour ça. J’ai dit : bien sûr que j’ai envie d’aller en Chine le mois prochain ! Je n’y avais jamais songé avant. Et alors de façon accélérée, je me suis mis à lire toutes sortes de choses au sujet de la Chine. […]

Puis il y a eu le voyage en Chine, auquel je n’étais absolument pas préparé par mon orientation, je faisais des études de Droit et d’Histoire de l’art. Ce voyage d’un mois nous a promenés d’un bout à l’autre de la Chine, à Pékin, à Shanghai [..] et s’est terminé par une interview d’une grande heure avec Chou En-laï. Vous imaginez, on était dix jeunes galopins bavardant avec Chou En-laï, c’était absolument capiteux.

Mais surtout, pour moi, cette sensation pendant un mois d’être un idiot complet. De ne pas pouvoir communiquer avec qui que ce soit, sinon par l’intermédiaire d’interprètes. En rentrant en Belgique, en tâchant de trier les impressions du voyage, il y avait une évidence absolue, et qui reste évidente pour moi aujourd’hui, c’est qu’il fallait apprendre le chinois. Il fallait apprendre la langue, ça m’aurait permis de lire dans le texte ces quatrains de la poésie T’ang, ça m’aurait permis de déchiffrer les inscriptions sur les peintures chinoises, de ne pas me promener comme un idiot sourd et muet dans ce pays bouillonnant de tant de vie. […]

À beaucoup d’égards, je dirais que la Chine, c’est l’Autre absolu. C’est la seule civilisation vivante au monde qui soit une civilisation totalement complète, de même que l’Occident, c’est-à-dire qu’elle a une philosophie, une religion, une médecine, une musique, une littérature, une peinture, tout, quoi ! Mais totalement différent de nous. Tout est différent, et tout est également valide, tout est également valable. Et à partir du moment où vous commencez à vous débattre dans cette langue, à apprendre sa grammaire – elle n’a pas de grammaire, c’est un tout autre système linguistique – vous êtes amené à remettre en question tout ce qui semblait aller de soi. Il y a toutes sortes de choses qui passent en Occident pour des vérités admises et qui cessent de l’être à partir du moment où vous abordez la Chine. […]

Il me semble qu’il est impossible d’apprendre vraiment en profondeur quelque chose de riche et de difficile sans accepter au départ d’être changé par ce que l’on étudie. Ce n’est pas une tentative consciente, il faut naturellement jouer le jeu et accepter que le jeu vous transforme. Si l’on n’accepte pas cette transformation on n’ira jamais très loin. Ce n’est pas une comédie, quand vous apprenez une langue, l’italien ou l’anglais, déjà vous aurez en parlant cette langue des comportements qui ne sont pas ceux que vous avez quand vous parlez français.

Rév. cult. en Chine pop.

[…] J’ai vécu toute la révolution culturelle à Hong-Kong, où personne n’avait la moindre illusion sur ce qu’elle signifiait. Vous aviez chaque jour des cadavres qui arrivaient sur les plages, et des vivants qui arrivaient à la nage et qui vous racontaient ce qu’ils avaient vécu. . Chaque jour vous aviez, dans au moins trois bons quotidiens, des rapports détaillés de réfugiés, mais aussi des reproductions de textes que les Gardes rouges publiaient en Chine même, dans la presse non officielle. Vous aviez la version officielle dans le quotidien communiste, et diverses versions officieuses dans d’autres organes, vous étiez exposé à tous les aspects de la révolution culturelle, il n’y avait pas moyen d’entretenir la moindre illusion sur ce qui se passait en Chine, c’était absolument évident. Je vivais en milieu chinois avec des camarades chinois, on discutait tous les jours de ce qui se passait […].

Et simultanément, régulièrement, je recevais des journaux d’Occident. Le monde, en particulier. Ce n’est pas possible, enfin ! D’un côté il y a cette évidence, ce qui se passe sous nos yeux, ce qui se passe vraiment, et d’un autre côté, ces images roses et édulcorées, enfin vous le savez, vous avez lu la presse européenne à l’époque. Ce n’est pas possible, il faut mettre les points sur les i, et j’ai publié cette chronique que je tenais au jour le jour des événements de la révolution culturelle, en pensant qu’une fois les points mis sur les i l’affaire serait claire… (Rires)

Vous savez, quand j’ai intitulé le livre Les habits neufs du président Mao, c’était en référence au conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur. Après coup, j’ai relu une réflexion d’Orwell, qui aimait beaucoup ce conte et s’y est souvent référé : au fond, dit-il, Andersen n’avait aucune connaissance psychologique du tout. De son conte, quand l’Empereur se promène tout nu dans les rues sous les acclamations de la foule qui dit « quels habits merveilleux », il suffit qu’un gosse dise « il est tout nu », tout le monde éclate de rire : « Mais oui, bien sûr, il est nu ». Non, dit Orwell, ça ne se passe pas comme ça dans la vie. Quand un petit gosse dit « mais l’Empereur est tout nu », on lui donne une grosse fessée. Et c’est fini. C’est comme ça que les choses se passent. Et à mon grand étonnement, j’ai eu la grosse fessée. (Rires.)

Les facteurs de la tyrannie

leys les naufragés du batavia

[…] Les naufragés du Batavia, ce n’est pas un roman, c’est un récit historique. Je reconstitue un épisode, ce naufrage et ce qui s’en est suivi, en évitant absolument tout élément de fiction ou d’imagination. Je me suis basé sur un ouvrage magistral dont l’auteur, Mike Dash[1], a fait une recherche dont j’aurais été bien incapable, ma connaissance du néerlandais étant hélas trop rudimentaire pour fouiller dans les archives hollandaises. Toute la matière première, tous les documents étaient rassemblés. La raison pour laquelle ça m’intéressait, je le confesse, c’est le fait d’avoir été témoin du déroulement de la révolution culturelle en Chine. Le fait d’avoir écrit dessus m’a sensibilisé aux phénomènes totalitaires. Comment en arrive-t-on là ? Le sujet du livre, c’est un naufrage, pas terriblement dramatique en soi, en ce sens que les trois cents survivants du naufrage se retrouvent dans un archipel d’îles qui ne sont pas aussi désertiques qu’on pourrait le penser : il y a de l’eau, des poissons en abondance, des oiseaux, une faune, il y a moyen de survivre, et dans un climat qui n’est pas mauvais du tout. Vous y passeriez volontiers six mois de vacances. […] C’est pour cela que je crois que le livre qui a bien décrit cet épisode se trompe un peu sur ce point : on décrit toujours ces iles comme un endroit maudit, damné, ce n’est pas le cas. Il y aurait eu moyen, même sans y être vraiment heureux, d’y vivre décemment pendant une longue période en attendant que viennent les secours, qui sont arrivés, finalement, assez rapidement. Ce qui s’est passé, c’est une tragédie faite de main d’homme, sans aucune raison matérielle : il n’y avait pas besoin de se battre pour des vivres ; ce qui a massacré deux tiers des survivants, c’est l’utopie d’un psychopathe. Un psychopathe qui a pris le pouvoir, qui a organisé autour de lui un groupe d’hommes de main et qui a exercé la terreur et commencé un massacre à la petite semaine, les uns après les autres, totalement arbitraire, faisant régner la terreur pour établir son pouvoir absolu.

Ce qui avait attiré mon attention sur l’épisode, c’était un article publié il y a vingt-cinq ans dans une revue australienne, par un cinéaste qui était allé dans ces iles pour faire un petit documentaire et qui avait écrit trois pages sur le sujet. Dans le récit il parle des massacres en employant une comparaison avec les massacres des Khmers rouges, et là il y a eu un déclic. Vous êtes en face d’une horreur absolue, à la fois méthodique et délirante, un délire systématique avec sa logique à lui. Et cela m’a fasciné, parce que vous là un microcosme du phénomène totalitaire ? Quand vous avez ça à l’échelle de la Chine où ça concerne un billion de personnes, c’est beaucoup plus complexe et difficile à observer. Quand vous l’avez à l’échelle de ces petits ilots déserts, sur trois cents personnes, un psychopathe et vingt hommes de main, vous avez une expérience en laboratoire, limitée dans l’espace, limitée dans le temps, limitée dans les personnes, et on peut faire un essai d’analyse de ce qui s’est passé.

Je ne suis pas politologue, je ne suis pas sociologue, je n’ai pas développé ces théories, je n’ai développé aucune théorie dans mon récit, mais je l’ai fait avec cette idée derrière la tête, et je pense que je laisse le lecteur tirer les conclusions. Mon sentiment, les conclusions que je formule seulement de vive voix, mais je ne le fais pas par écrit parce que je ne suis pas compétent, c’est que l’horreur totalitaire a besoin d’une série de facteurs fondamentaux. Vous avez besoin du psychopathe, du fou, du dément extrêmement intelligent et charismatique pour l’organiser, d’un petit groupe de gangsters, de mafieux, de brutes, de crapules qui sont prêtes à tout, et d’une foule de braves gens, qui ne veulent pas d’histoires, qui ne veulent pas de problèmes : peut-être que si l’on compose aujourd’hui ça ira un peu mieux demain… Prenons notre mal en patience, il se fait des choses horribles, c’est à côté de moi et je n’ai rien vu, etc. Et quand vous avez cette combinaison de facteurs, eh bien, vous avez Hitler et l’ascension des nazis, vous avez Mao Tsé-toung et les gardes rouges, vous avez Pol Pot et les Khmers rouges, c’est grosso modo toujours la même composition.

La mauvaise réponse

Un livre extraordinaire que j’ai lu après avoir écrit le Batavia et qui m’a passionné pour les mêmes raisons, c’est cette autobiographie posthume de Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand, chez Actes Sud[2]. […] Haffner – c’est un pseudonyme, j’ai oublié son véritable nom – était un Berlinois de bonne souche, d’une famille de magistrats bien établie qui adorait sa ville, sa langue, qui était promis à un bel avenir. Il était bien dans sa peau, dans sa vie, dans son milieu, quand arrive la montée du nazisme en 33, et il l’observe au jour le jour.

Ce qui est effrayant dans son livre, c’est qu’il ne traverse aucune expérience brutale ou grave, il n’est pas témoin d’un massacre, il n’a pas d’amis jetés en prison, il lit le journal et il discute le coup avec les copains. Il dit : ce n’est pas possible, c’est effroyable, qu’est-ce qui se passe ? Et tout culmine dans un camp pour les magistrats stagiaires, où ils doivent passer ce qu’il appelle le piège de la camaraderie. Ils doivent passer deux mois dans cette espèce de camp de boys-scouts prolongés, avec des feux de camp et des chansons. Quelquefois ils doivent porter un uniforme, il y a un salut au drapeau le matin, ils chantent en cœur, ils boivent tous ensemble, et il y a très peu de propagande, mais tout le monde marche au pas et on est englué dans la camaraderie. Toutes les réticences qu’on pouvait avoir, il est impossible de les formuler, vous vous excluriez du groupe, vous seriez une fausse note. Il ne se passe rien d’affreux, et pourtant vous sentez que vous vous embourbez, que vous vous enfoncez dans la merde et que c’est affreux. Et deux après, quand il rentre à Berlin et que les collègues se retrouvent dans le contexte normal de leur vie, on ne reparle plus du camp, c’est comme une expérience obscène qui a été vécue en commun. La conclusion qu’Haffner tire de cette expérience (et on est bien avant la guerre et encore une fois il n’appartient pas à une minorité, il n’est pas communiste, il n’est pas juif, il est berlinois), c’est que ce n’est pas possible, et il s’exile. Et en s’exilant, il quitte tout ce qu’il aime, pour sauter dans l’inconnu, en France d’abord, puis en Angleterre. […]

Il y a de petites expériences qu’il note. Par exemple, il est à la bibliothèque, et un décrit vient de passer le jour précédent : les bibliothèques publiques sont interdites aux non aryens. Il est en train de préparer son examen, et une brute bottée et avec brassard hitlérien se plante devant lui et dit : êtes-vous aryen ?, l’interrompant dans sa lecture. Il répond, mais oui, bien sûr, et immédiatement il se rend compte qu’il a donné la mauvaise réponse. La bonne réponse, c’était : vous n’avez pas le droit de me poser cette question ! Mais c’est trop tard.

Et ce sont ces pièges-là de la vie quotidienne qui lui font se rendre compte que la vie est impossible, et que s’il reste là, il perd son âme.

Extraits d’un entretien de Simon Leys avec Jean-Luc Outers et Jacques De Decker, coffret DVD Littérature au présent. Cinquante et un, La maison d’à côté. Les intertitres sont de la rédaction


[1] Mike DASH, L’archipel des hérétiques : la terrifiante histoire des naufragés du Batavia, trad. de l’américain par Stéphane Carn, Lattès, 2002.
[2] Sebastian HAFFNER, Histoire d’un Allemand. Souvenirs 1914-1933, trad. de l’allemand Brigitte Hébert, Actes Sud, coll. « Babel ».


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°138, 2005