Le 16 octobre 2011, les prix Paroles urbaines – nouveaux prix littéraires en Fédération Wallonie Bruxelles – célébraient pour la première fois au Botanique, la qualité, la force et le foisonnement des écritures dites « urbaines »[1]. Le spoken word – texte parlé avec musique –, le slam – art de la performance poétique a cappella et l’écriture rap – texte scandé sur une boucle de son. Ces expressions populaires nées hors de l’institution montraient, sur scène, devant un jury professionnel, leur capacité à participer au mouvement des écritures actuelles. En amont de cette reconnaissance, dix années d’expérimentations et de partage, portées par des activistes de tous bords, de toutes régions, dont l’asbl Lezarts Urbains. Retour sur un parcours.
Au commencement était « la révolution spoken word »
« C’était l’ultime époque des essais et poèmes
les révolvers et les fusils prendraient bientôt leur place
Dès lors, nous sommes les derniers poètes » (The Last Poets, Little Kgositile, 1968)
Replongeons dans le creuset brûlant des années 70 où l’expression « spoken word » voit le jour (littéralement « mots parlés »). Cette forme de poésie-performance est à l’origine de toutes les écritures dites « urbaines ». Héritière de la vague contestataire des années 60, le spoken word, souvent accompagné d’une nappe musicale, se nourrit à la fois de la tradition afro-américaine – celle des prêches, des speechs, de la jazz-poetry – que des expérimentations orales de la Beat Génération dont la lecture du poème Howl de Ginsberg, brûlot contre une Amérique conformiste et violente, offre le coup d’envoi.
Dans les années 70, le spoken word témoigne d’un renouveau de la prise de parole portée par des poètes-activistes tels que les Last Poets – « derniers poètes avant les soulèvements » – groupe assez proche des Black Panthers qui scandaient sur des percussions, ou un Gil Scott Heron, à la fois romancier, chanteur et poète, dont le célèbre The Revolution Will Not be Televised fit connaître le spoken word à travers le monde. Ce mouvement poétique à haute voix, lié à la « contre culture » s’avère particulièrement poreux. Des artistes liés à la Beat génération, au mouvement folk, au milieu des protest songs, comme à celui du rock et ensuite du punk, prendront le relais dans le développement de cet art. On se souvient ainsi dès 1971 des lectures-performances d’une Patti Smith, égérie punk très liée aux poètes de la Beat, grande admiratrice d’un Rimbaud ou d’un Edgar Allan Poe.
Une autre influence majeure viendra de la zone Caraïbe via l’art du toasting ou tradition de parler-chanter d’une manière à la fois linéaire et syncopée (elle est à l’origine du rap). Cette « Dub-poetry » qui aura de nombreuses extensions, se développera particulièrement à Londres où un poète tel que Linton Kwesi Johnson marquera les esprits, à la fois par ses recueils de textes tels que Dread Beat an Blood ou Ingland is a Bitch, que ses albums (Bass Culture). Partout où il essaime, le spoken word s’enrichit des traditions locales, comme celle des songs des cabarets berlinois en Allemagne, où de la verve de la chanson « sauvage » en francophonie.
Quel est l’apport stylistique, quels sont les caractéristiques de cette mouvance spoken word qui influencera en partie la scène rap et slam ? D’abord le goût du verbe, des traditions orales anciennes renouvelées au cœur des villes. L’amour de la profération qui relie le texte à ses origines : l’urgence de dire. Une poésie en vers libre, sans format préétabli mais avec un rythme, un flow, un groove, une pulsion qui relie le texte au corps, le rationnel à l’inconnu des improvisations, dans la recherche d’une énergie proche d’un concert, d’un mantra ou d’une forme de transe. On y retrouve aussi le goût des hybridations, des collisions, des écritures « créoles » qui, au même titre que le jazz, s’abreuve à plusieurs sources. Enfin, des avant-gardes, le poète du spoken word s’adresse à une communauté large, qu’il s’agisse de l’aimer ou de lui cracher dessus (sa poésie doit être ressentie – si ce n’est comprise – par tous). Il ne s’agit pas de se congratuler entre soi, mais de bien de changer l’état d’esprit d’une nation. Sur le fond, ces écritures du spoken word ont le désir de « rompre » le statu quo social, politique et culturel, de secouer l’establishment par le corps, de revivifier la poésie par son frottement à d’autres formes, la musique notamment.
Le rap, naissance d’un art martial
« Je vole la plume du poète et je chante, salement » (Nina Miskina)
Le rap, lui, naît dans une ambiance plus nihiliste (les grands leaders noirs ont été liquidés et l’économie de la drogue s’est généralisée dans le ghetto). Si les premiers raps de la fin des années 70 – littéralement bavardages – sont des commentaires improvisés par les Maîtres de Cérémonie (MC) pour « ambiancer » les soirées des DJ, très vite cet art de la rime sur le beat témoigne du vécu d’un ghetto en crise. Dès The Message de Grandmaster Flash, le rap exprime l’inhumanité des conditions de vie. La parole devient à la fois témoignage et exutoire, parfois contre la folie pure : « c’est comme une jungle parfois, ne me pousse pas à bout, je deviens dingue, j’essaye juste de ne veux pas perdre la tête » entame Grandmaster Flash. L’urgence est ici extrême et l’art de la rime s’apparente à un art du combat : il s’agit d’être offensif, efficace, surprenant et de faire « mal » c’est-à-dire d’abattre par la dextérité de son style, un adversaire imaginaire ou réel (dans le cadre des battle MC). Les MCs sont les nouveaux Muhammad Ali du verbe et s’ils cognent dur la langue, c’est pour en tester ses limites, la reconstruire lui offrir une forme plus percussive, plus offensive, plus mordante. Finies les longues phrases et les envolées lyriques du spoken word, ici le parler est concis, concret, les métaphores choc explosent comme des grenades, et l’argot, le slang, mêlé à un vocabulaire très soutenu fait l’effet d’un électrochoc. À ce titre, l’écriture rap peut se révéler une prouesse formelle. À partir d’un rythme imposé par le beat, il faut montrer sa maîtrise dans un cadre rythmique contraignant. En cela, le rap est au spoken word ce que le sonnet est au vers libre, il ne vient pas aisément et demande un apprentissage complexe.
De nombreux ouvrages ont décrit la stylistique du rap, son évolution, sa complexité. Indiquons seulement que le rap, art volontiers provocant, jouissait jusqu’il y a peu d’une mauvaise réputation, ou d’une mal connaissance au sein de la sphère culturelle, qui souvent le jugeait à l’aune de ses volets les plus médiatisés, le GanstaRap ou le Rap blingbling, sous genres à la fois nihilistes et matérialistes. Ce rap formaté relayé ad nauseam par l’industrie des majors, les radios, les télés ne représente que la partie la moins intéressante d’une culture diversifiée, riche, foisonnante. Or ce cliché du rap est l’arbre qui cache la forêt d’un mouvement malin, créatif qui se renouvelle sans cesse. Après 30 ans de culture rap, ce creuset d’expérimentations a produit une poésie tantôt réaliste ou hédoniste, drôle ou poignante, sociale ou déjantée mais toujours en recherche de forme (actuellement on rappe en «multisyllabique», la rime s’est déplacée, on recherche la polyrythmie). Plus qu’aucune autre forme poétique, le rap a su plonger ses ramifications très profondément dans le substrat des villes et a su ramener la parole d’une génération. Elle a mené cette génération vers la poésie, c’est-à-dire une recherche exigeante de forme pour canaliser son cri. Et si, parfois, il y des facilités – assonances trop systématiques, texte coq à l’âne – de nombreux textes sont des bijoux d’orfèvre, quand la poésie dense rencontre une véritable urgence de dire, le noble Art poétique est au rendez-vous.
La scène slam, l’ouverture d’un nouvel espace
La scène slam, elle, ne naît pas dans le ghetto noir, et ne fait pas partie de la sphère hip-hop, même si certains de ses acteurs en sont issus. C’est dans les bars d’un Chicago post industriel que naît, au milieu des années 90, l’expression Slam – à proprement parler Claquer les mots ou faire un match. Marc Smith, poète iconoclaste et maçon décide de créer dans des bars populaires des joutes poétiques a cappella. Du texte, rien que du texte, des formats courts (3, 5 minutes) mais avec l’énergie d’un combat pour que la poésie redevienne un art bruyant, débordant, populaire. À l’époque, l’ambiance est plus punk que hip-hop, les mots claquent, les salles s’enflamment et il n’est pas rare que des chaises volent. Ensuite, la mayonnaise prend, des activistes ouvrent des lieux dans tout le pays : on y retrouve des poètes punk, des artistes hip-hop, des écrivains post dadaïstes, des griots urbains, des poètes issus du spoken word, des profs, des élèves. Car c’est là le génie de la scène slam, en interdisant la musique elle permet à tous les amateurs de tchatches de se retrouver au-delà de leurs tribus respectives et de leurs esthétiques de prédilection. Car, soyons clair, le slam n’est pas une forme, mais un espace de parole où les poètes débarquent avec leur propre langue. La scène slam est un micro ouvert sur les paroles des villes, les esthétiques s’y frottent, s’y côtoient, s’y écoutent.
Des équipes de slam se créent bientôt dans tous les pays, des championnats régionaux, nationaux s’organisent. En 1996, le documentaire Slamnation de Paul Delvin rend compte du National Poetry Slam de Portland. En 1997, le film de fiction Slam raconte le parcours d’un poète-rappeur joué par Saul Williams qui survit en prison et s’en sortira par l’écriture et sa participation à la scène slam. Succès critique autant que populaire, le film propage à travers la figure de Saul Williams le slam à l’international.
Émergence du slam en Communauté française
« Donnez-moi la Sainte Trinité,
un public, une scène, un micro » (Baloji)
En novembre 2001, à l’occasion d’un événement à la Maison du Livre de Saint Gilles pour l’ouverture de son centre de documentation, Lezarts Urbains[2] a tenté de repréciser son champ d’action. Parmi les différentes disciplines mises en jeu, telles que la danse urbaine ou le street art, une soirée centrée sur l’écriture figurait au programme, annoncée comme un moment de « poésie urbaine, lectures et incantations ». Par rapport au courant culturel évoqué ici, la proposition allait prendre un tour historique à Bruxelles. L’affiche invoquait les mots, encore inusités ici, de slam et spoken word, « feu roulant des nouvelles énergies de parole ».
L’idée partait d’une intuition forte, mais nous n’étions que des passeurs ; car dans les milieux sensibles aux cultures urbaines, l’air bruissait de toute part de ces désirs d’interventions scéniques à voix haute et a capella.
Nous avions la sensation très claire que le courant « urbain » recelait un grand potentiel et un désir puissant d’écritures liées à l’oralité. Mais cachés d’un côté derrière les frasques provocantes du hip hop, de l’autre derrière de lourds préjugés conservateurs, ces talents restaient méconnus, déconsidérés et en tout cas largement marginalisés en Belgique. Les infos nous parvenaient pourtant de France ou du monde anglo-saxon sur la vitalité d’une scène slam, ainsi que sur l’intérêt des réseaux culturels et artistiques pour ces nouvelles formes ; mais l’effet n’en était pas encore parvenu jusqu’ici. C’est probablement le film Slam qui servit de mobile dans le chef de quelques-uns de nos artistes, et notamment chez un Pitcho, rappeur et activiste hip hop bien connu dans la capitale, qui fut un des premiers à s’y risquer, lors de la première du film de Marc Levin.
Encore fallait-il que l’idée prenne chair.
À une ou deux exceptions près, dont celle du poète «dub» Dread Litoko[3], personne n’exerçait ce genre de pratique ici. Comment susciter une amorce ? De prime abord nous nous sommes adressés à notre réseau naturel, c’est-à-dire quelques « lyricistes » intéressants de la scène rap, à qui nous avons, dans un premier temps, simplement suggéré de délivrer leurs textes a capella : Baloji, Pitcho, Manza, l’Enfant Pavé, Noémi… Il faut avoir à l’esprit que pour ces jeunes MC’s[4] habitués à poser leurs rimes sur un lourd tapis de décibels, et devant un public électrisé bougeant la tête en rythme, il s’agissait d’une réelle prise de risque.
Entendre soudain ces textes dans le silence total, en a désemparé plus d’un durant un moment, mais l’unanimité s’est rapidement faite autour de l’intense plaisir découvert in situ, du poids des mots, de l’impact de chaque vers, sur une assistance attentive, en contact direct avec chacune des pensées mises en voix en face à face.
Accrue par la nouveauté, une réelle magie s’est installée ce soir là, au creux de la Maison du Livre. Et cette magie-là fut le déclenchement d’un flux d’engouement qui coulerait durant plusieurs années.
Ce que je veux, sortir mes mots du placard
Ce que je suis, un cas à part, parmi d’autres cas à part…
…Tu veux ma part du ghetto, je te la donne
Donne moi ma part du gâteau …
…Quand tu lèves les yeux, tu ne vois plus que des tours
Du coup on ne connaît plus nos limites
Parce qu’on ne voit plus le ciel / Nos p’tits frères nous imitent
Et du coup le mal se répand de manière exponentielle (Pitcho)
Ce couplet est coupé à peau et à sang pour sceller mon sort de ressortissant. Encerclé par les circulaires. Repli sécuritaire et république bananière. Mais la double peine fait double emploi. C’est le son des repris de justesse. La terre promise ne tient plus ses promesses… (Baloji)
À la Maison du Livre, à la Maison du peuple de Saint Gilles, au centre culturel J. Franck, au Botanique, dans divers cafés ou salles du réseau alternatif, comme le Nova ou Recylart, dans des théâtres comme Océan Nord ou les Tanneurs…, nos « slam sessions » se sont succédées et multipliées, drainant un public enthousiaste, très réactif et nombreux. Un incroyable déferlement, des plus éclectiques, y défilait sur scène. Même si le hip hop y restait fort présent, encourageant la fréquentation par de nombreux activistes et jeunes des quartiers, il ne s’agissait plus nullement d’une scène rap sans DJ. D’ailleurs, au nom d’une volonté explicite d’ouvrir le champ des esthétiques d’écriture et des univers de référence, nous avons invité des artistes venus d’horizons bien éloignés du hip hop. C’est ainsi que se sont produits régulièrement Daniel Hélin, personnalité de la chanson française venu du punk, Laurence Vielle, comédienne du collectif de poésie féroce, ou Christiane Mutshimuana, comédienne également, Jah Mae Kan, conteur, Freddy Masamba & Fresk, griots afro-urbains, Claude Semal qui n’est plus à présenter, Maya Chauvier (« Récital Boxon »), Dread Litoko « poète full contact », Vagabond, le reggaeman, Théophile de Girault, « jeune homme en colère et inadapté méthodique », Teddy et Gaspard Herblot, funambules, jongleurs et human beat boxeurs…
Stricto sensu, la soirée slam « labellisée », exige un déroulement précis, avec inscriptions sur place, interventions de maximum 3 minutes, proclamation d’un jury par le public et gagnant en fin de session… Nous avons pris le parti très souple de simplement ouvrir la scène au plus grand nombre, sans contrainte de temps ni concours, et de chaque fois inviter nommément quelques têtes en plus du micro ouvert, afin de garantir un niveau général mais aussi d’accentuer la diversité. Ce choix fut heureux car il a permis l’impulsion d’une certaine exigence et un rayonnement bien au delà des cercles d’initiés, dont le retour n’a pas tardé à nous parvenir.
Ces soirées, truculentes et chaleureuses, s’étiraient en vrais marathons de paroles. Des heures de textes et de textes, et, non sans étonnement de notre part, d’attention soutenue de la part de ce public, majoritairement jeune et habituellement indiscipliné. L’assistance se révélait à la fois actrice et spectatrice, non seulement par acclamations et commentaires à haute voix, mais aussi parce que les slameurs passaient directement de la salle à la scène et inversement. À la barre de ce manège déjanté, officiait un monsieur loyal très démocratique, qui ne se privait pas d’intervenir pour pimenter l’événement de ses propres versets. Pour mémoire et à titre gratifiant, on notera qu’outre une série d’artistes hip hop très en vue depuis, comme James Deano, Baloji, Pitcho ou Manza…, la capitale belge a eu le privilège d’assister à quelques performances d’artistes français remarquables. Abd’Al Malik par exemple, à l’époque où il préparait son CD Gibraltar, a confié au journal Le Soir, que son idée de passer du rap d’N.A.P. à une forme de déclamation libre et affranchie des codes, lui est venue lors d’une de nos sessions aux Nuits Botanique (« Brussels Slam Project »), au cours de laquelle il s’est –prudemment, et à notre demande – essayé à une déclamation a capella. Certains ont laissé un souvenir très fort comme D’ de Kabal à la voix métallique et incantatoire, Félix Jousserand, au verbe acide sulfuré, D’Giz, ou le poète rock Nada… On le comprend, il ne s’agissait pas d’un style ou d’une esthétique définis, si ce n’est le coté antiacadémique, proférateur et, bien entendu, l’écriture typiquement construite pour la performance de scène. La majorité y préférait la métrique et la rime, certains la prose libre. Mais tous les textes contenaient une forme de musicalité, voyageant tous azimut entre narration urbaine, ironie comique, spleen post moderne, vague à l’âme de banlieue, pamphlet social – ou antisocial –, refrains funky fresh ou journal intime…
Mais finalement, il s’agissait avant tout d’un espace de rencontre, d’expression libre et de prise de parole véhémente, en phase avec l’urgence du moment.
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A partir de 2005-2006, le slam a décollé dans nos provinces, tandis qu’à Bruxelles, des lieux comme le Théâtre de la Vie, l’Espace Magh ou Bruslam allaient prendre le relais, diversifiant tant les espaces que les styles des sessions. La Zone et l’Aquilone à Liège, La Maison Folie de Mons et le collectif Envies puis d’autres, à Namur, Nivelles, Louvain la Neuve… ont ouvert de nouveaux espaces de parole. Un championnat de Belgique (bilingue donc !) fut même organisé, à l’initiative du jeune poète néerlandophone, Xavier Roelens ; la finale en a eu lieu au Beursschouwburg. Un peu partout dans le pays, les slam sessions se sont multipliées, dessinant un réseau dynamique et convivial. Il cristallisait une génération et un milieu nouveaux, attirés par le verbe mais renouant par ailleurs avec des poètes « anciens », comme ce fut le cas avec Dominique Massaut, qui joua un rôle important dans ce domaine pour la région liégeoise[5].
Cette période est aussi celle où soudain le « grand public » a découvert le slam, via des figures très médiatisées comme celle de Grand Corps Malade. De nombreux opérateurs du réseau culturel s’y sont intéressés, et des partenariats se sont ouverts avec plusieurs centres culturels de la Communauté française, ainsi qu’avec les pouvoirs publics. Les demandes d’ateliers dans les écoles, de la part des profs de français, ou dans diverses institutions socio-culturelles ont commencé à affluer, non sans questions dans notre esprit. Car on assistait là parfois à une dérive vers le formatage et les bons sentiments, voire à une pure récupération pour gagner du crédit auprès des jeunes.
Il reste que, outre un nouveau terrain de forte créativité et de riche vie culturelle, plusieurs personnalités très fortes, en écriture et en déclamation, ont pu se révéler, puis se faire connaître grâce à la scène slam.
…puis soudain le jour arrive perce l’obscurité rassurante qui jusqu’il y a peu les berçait /et les regards se perdent comme la magie qu’on aurait enfantée par mégarde / on s’en rend compte alors on se dit au revoir ou à plus tard on s’invente une excuse, un truc à faire, pour prendre congé / On cherche ses clés et on s’affaire tant bien que mal à essayer de se souvenir où on a bien pu encore bordel de merde s’égarer (M.C. Vol au Vent)
J’incarne ce que craint l’homme seul, refusant de voir ce qu’il est ce qu’il aime ce qu’il hait / Je suis le moment propice à toutes les gestations / Je suis la nuit glacée et humide au lendemain de Noël / Où l’on réalise que 365 jours nous séparent des prochaines festivités (Youness Mernissi)
Spoken word « à la française »…
De notre coté cependant, au bout de quelques 6 ou 7 ans de slam, nous avons ressenti une certaine lassitude sous l’effet de redites, ainsi qu’une impression d’exiguïté face au principe exclusif d’a capella. Les stars du genre à l’étranger (de Saul Williams aux USA à Grand Corps Malade ou Abd Al Malik à Paris) ont d’ailleurs été littéralement happées par la musique pour accompagner leurs textes. Mais s’il est vrai qu’un CD ou un « spectacle » a cappella, n’aurait que peu de chance de diffusion, la re-découverte de la musique comme appui pour un texte allait permettre à l’écriture urbaine de rebondir et à Lezarts Urbains d’ouvrir un nouveau chantier.
En 2008, à l’occasion d’un de nos festivals au Botanique, nous avons proposé à une dizaine de slameurs, une expérience de rencontre scénique avec des musiciens. Certains s’y étaient d’ailleurs essayés spontanément depuis quelques temps, comme Dan T par exemple, ou Mochélan. Par parenthèse, il n’est sans doute pas anodin de constater que dans la même période, plusieurs rappeurs, comme Baloji et Akro (ex Starflam), ou Gandhi, ont utilisé des musiciens live comme un des ingrédients de leur succès.
Accompagnés sur les planches et en studio par des instrumentistes venus du jazz, du rock, de la musique africaine, du flamenco, ou de l’électro, tous ces poètes ou paroliers ouvraient ainsi un livret supplémentaire pour l’écriture dite urbaine, désormais affranchie des codes adolescents. Mochélan, Veence Hanao, Carl, Ed Wydee, Makyzard… sont quelques-unes des personnalités les plus marquantes de ces dernières années dans ce courant en Belgique francophone. Elles ont été largement adoptées, tant par les programmateurs les plus pointus, que par un public de plus en plus large. On assistait là en quelque sorte à la résurgence d’un genre ancien, le spoken word, cette forme passée à l’arrière plan, mais pourtant toujours bien vivante, incisive et parfaitement adaptée à la période, en termes de liberté de codes et d’intensité de présence.
On croit qu’on maîtrise le feu / On souffle sur les braises / On lui chuchote des histoires, des mots qui bercent / Face à ses flammes maîtresses de l’art du faire mal / je leur parle dans les yeux sans cacher mes cartes / je n’ai pas peur de leur taille, encore moins de leur force / je leur parle dans les yeux sans cacher mes larmes, sans cachet je m’évade / Je m’évade et me vide et n’y vois plus que des couleurs vives / Je mets de coté les ternes et les fades, c’est le vide je m’évade (Ed Wydee)
Génération talon d’Achille tous dés-spee[6]
Que la vie nous renforce dans le sprint avant l’entorse
Génération du fond d’la classe du décrochage et des problèmes de garde
Génération des illicites substances, des petits délires en boire
Des gyrophares et des virées qui finissent aux urgences
On voltige entre le bien et le mal, la descente est raide du rêve au réel, on a du rater la marche / Génération dont l’occident méritait l’héritage (Veence Hanao)
Ce champ nouveau permettait d’élargir l’audience et de contaminer de nouveaux relais sensibles à l’écriture portée sur scène, déclinant sur un autre mode, ce même désir puissant d’interpellation stylée et d’échange sur la place publique. Il s’agissait bien de la floraison récente de racines anciennes, encore vigoureuses, évoquées au début de ce texte, et dont les premières envolées fébriles furent signalées dans les bars enfumés des années 60.
Afin d’être complets sur ce tour d’horizon, il nous parait cependant important de re-mentionner l’effet du rap et de la culture hip hop, comme l’énergie centrale qui a redynamisé ce flux d’écriture. S’il n’est pas inutile de rappeler que de nombreux slameurs ont été MC’s, il nous parait important de rappeler également que malgré sa mauvaise image et les préjugés tenaces, le rap reste un creuset privilégié pour de nombreux passionnés de la plume, poètes, agitateurs ou rédacteurs sauvages de tous poils.
J’ai rencontré le rap au crépuscule des songes,
Suffit que l’équilibre flanche et le funambule plonge.
Visage anonyme parmi tant d’autres
le pire de mes cauchemars est le rêve de ceux qui m’ennuient.
J’ai grandi sans nuire, censurant mes états de manque
j’crevais pas de faim,
j’rêvais pas de luxe
j’ai pas braqué une banque, j’ai plutôt traqué le temps
la rage de construire, visité mes tréfonds pour y croiser mon style (Dan T)
Ma vie ne se résume pas à un couplet
Cherche pas d’happy end dans mes pamphlets
Plus de cadavres que de cadeaux sous le sapin
J’crois plus au père Noël, il m’a dit « c’est combien ? » (Nina Miskina)
Et si désormais certains passent de la scène à la page, ou du rap au théâtre, c’est qu’il s’agit bien d’un tout aux mille facettes qu’on appelle création…
N’ayez nulle crainte, je ne me recycle pas du rap vers l’écriture proprement dite, puisque je préfère rester rap dans l’écriture salement faite, encore et toujours, je fais cela par goût du risque, un peu comme du temps où je foutais le bordel sur les murs (Manza, Pensées en vrac)
Pour toutes ces raisons, nous avons considéré comme essentiel de prendre en compte et de valoriser à leur juste mesure ces 3 formes de déclinaison des écritures et paroles urbaines :
Slam, spoken word et rap.
Appelle ça slam, rap ou poésie
Moi ce que je sais
c’est que ça m’aide à sortir ma peau d’ici (Pitcho)
Un nouveau catalyseur, les prix Paroles urbaines
En 2010, une nouvelle impulsion vient cette fois-ci « d’en haut ». Au Ministère de la Culture, une idée commence à germer : créer un nouveau prix littéraire pour les écritures urbaines – comme il en déjà existe pour la poésie, le roman, le théâtre. L’enjeu est de taille. Les écritures urbaines, souvent cantonnées dans la sphère socioculturelle, jouiraient enfin, après dix années de pratique en Belgique, d’une reconnaissance institutionnelle. Ce chemin n’est pas sans rappeler celui de la danse urbaine pour se faire reconnaître dans le champ de la danse contemporaine, ou le street art dans celui des arts plastiques. Le moment parait adéquat.
Le Ministère contacte l’asbl Lezarts Urbains pour réfléchir au projet et mettre en place un réseau. Nous acceptons de porter l’initiative car les artistes jouiront alors d’un réel coup de projecteur et de moyens supplémentaires. Mais plusieurs questions se posent à nous. Comment mettre en valeur les personnalités les plus prometteuses sans casser la dynamique résolument « démocratique » du mouvement ? Comment éviter les pièges d’une institutionnalisation mal digérée, qui ne valoriserait que la part la plus « politiquement correcte » de ces écritures ? Nous proposons trois aménagements qui nous paraissent essentiels. D’abord, que les artistes soient jugés sur une prestation scénique lors d’un événement fédérateur. Deuxièmement, que les jurys soient constitués à la fois d’artistes-performeurs au sein des cultures urbaines, de membres du milieu littéraire qui connaissent et apprécient ces écritures et aussi d’organisateurs de terrain qui forment le réseau. Troisième requête, que les prix Paroles urbaines se divisent en trois catégories bien distinctes : slam, spoken word et rap. En donnant une place à l’écriture rap en tant que telle, on libérait le slam de la confusion qui régnait, permettant à la scène slam de se présenter telle qu’elle est : diversifiée et polymorphe. La création d’une catégorie écriture rap permet une plongée dans les profondeurs des villes, là où l’on n’attend pas forcément que l’écriture émerge ; et si la pêche est bonne, de revenir avec des paroles fortes.
En 2011, les premières sélections commencent, pour nommer les « demi-finalistes ». La présence dans le jury de D’ de Kabbal, rappeur et poète édité en France, et du dramaturge Serge Kribus, amateur depuis toujours des cultures urbaines, contribue au rayonnement du jury. La demi-finale slam est organisée au Théâtre de la Vie qui réunit 13 slameurs de toute la Belgique francophone. La salle est comble et le verbe fuse, même si certains artistes, peu habitués aux tournois, sont visiblement sous pression. Ce soir-là les artistes liégeois brillent particulièrement. Au final, Youness, Manza (de Bruxelles), l’Ami terrien et MC Volauvent (de Liège) sont présélectionnés. Notons que tous sont des activistes de longue date ; MC Volauvent le plus «hip-hop des poètes punk » officie régulièrement à Liège, Youness est déjà double champion de slam de Belgique, Manza, transfuge du rap qui s’est toujours intéressé à l’écriture en tant que telle, fait partie de l’équipe des Poètes de la Ville initié par l’auteur David Van Reybrouck à Bruxelles. Mais, c’est l’Ami Terrien qui remportera le premier prix Paroles urbaines, catégorie slam. Cet activiste liégeois, issu d’une famille de musiciens développe une écriture proche des songs à la Brecht, avec une réelle conscience sociale et l’humour en prime : « Et rage au ventre en rue marchande, où la joie passe pour la folie, mes mots deviennent des sifflements dans l’entrechoquement des caddies. J’aime les chiens libres et quand bat la peau tendue quand on s’enivre du son des cuivres des corps qui déchaînent leur tenue. »
Six jours plus tard c’est la finale au Botanique, devant un public de trois cents personnes, attentif, familial et bigarré. Pendant trois heures, les prestations slam, spoken word et rap –dont un texte a cappella – se succèdent à un rythme soutenu. Alors que les finalistes se confrontent sur scène, le jury débat, les représentants des cultures urbaines et de la littérature échangent leurs critères, leurs ressentis avec beaucoup d’écoute : une langue commune se met en place. À l’issue des débats, le coup de cœur du jury va à Mochélan (primé en spoken word). Ce grand gars à la plume acérée et au charisme évident met, en deux textes, tout le monde d’accord. Il propose un mélange inédit entre protest song énergique, spoken word et rap décomplexé. Avec cet artiste carolo, c’est tout l’imaginaire du Pays Noir qui jaillit sur scène : « On a une ville d’ouvriers, des gars courageux et francs, une ville qui encaisse les coups et, qui les rend. On dit que dans notre ville il n’y a que des têtes creuses et des braqueurs moi j’y vois une populasse malheureuse qu’on a laissé dans sa noirceur ». Mochélan enchaînera ensuite scènes, spectacles, raflant prix sur prix. Il adaptera ses textes au théâtre dans son spectacle Nés les poumons noirs (tournée en Avignon et bientôt au Théâtre national à Bruxelles).
Côté écriture rap c’est Nina Miskina, MC bruxelloise d’origine congolaise, qui emporte la mise. Avec elle, on est assurés que les prix ne tombent pas dans le mièvre. Sa poésie, rude, âpre comme son vécu borderline, tape fort : « je braque la plume du poète et je chante salement » lance-t-elle d’emblée. C’est la réalité de filles africaines attirées par la métropole qu’elle raconte. Prostitution, alcool, sida, Nina met des mots sur les maux : « Connais tu ce silence qu’on appelle la mort, quand les mots ne sont plus, je présente mon corps. Mea Culpa à celle qui m’a vu naître / pensant qu’on verrait mon nom derrière docteur ou maître. / J’ai choisi une voix plus suicidaire / Mais le pire serait de partir de ce monde en colère. » Repérée, lors du prix, pour son charisme hors norme, elle entamera une carrière théâtrale à Paris, écrira pour d’autres artistes de scène, elle sortira son premier CD, animera bientôt des ateliers d’écriture dans tous milieux.
Les finalistes des prix Paroles urbaines reçoivent de l’argent, mais aussi des scènes, des résidences de création, des accompagnements d’artistes via un réseau que Lezarts urbains a mis en place.
En 2013, une nouvelle édition des prix, désormais bisannuels, s’annonce. On espère un palmarès aussi intéressant qu’en 2011. Après une demi-finale assez hallucinée – un slameur se met littéralement nu, un autre évoquera des « Prix qui blessent » tout en participant à la sélection –, la finale s’organise au Botanique. C’est Tonino en rap, Carl Rossens en spoken word et Joy en slam qui tirent, cette année-là, leur épingle du jeu. Carl Roosens marque les esprits par sa poésie douloureuse et inclassable scandée sur des beat d’électro : « Le vent glacé m’enserre les cheville m’encercle le crâne comme une couronne de fer froid ». Quelques semaines après, Carl prouve qu’il maîtrise parfaitement son art, avec un album Sur la paroi de ton ventre reconnu par la critique. Tonino et Joy témoignent d’une nouvelle génération, qui donnera sans doute dans les années à venir des productions très intéressantes : Tonino a déjà produit en 2013 l’album Les yeux en face des trous de très bonne facture ; Joy a, depuis la remise des prix, fait une série de scènes et sa présence comme sa plume scénique se renforcent constamment.
Au final, on voit le chemin parcouru depuis dix ans pour les écritures urbaines. Il y a beaucoup de passion, de débat, autour de ces formes mais aussi beaucoup de méconnaissance. Certains encensent les écritures urbaines pour de mauvaises raisons – opérateurs à l’affût de tout ce qui est nouveau, sexy, vendeur, jeune, et qui trouveront bientôt d’autres marottes –, d’autres les dénigrent pour de mauvaises raisons – condamnation d’un genre entier par a priori, méfiance envers le populaire, goût de l’entre soi. Mais pour sentir réellement ces écritures, il faut faire l’expérience des scènes, petites ou grandes, des micros ouverts débridés, des événements fédérateurs où la chair vive de cette parole émerge. Et si tous n’ont pas le même charisme, la même exigence, la même force, on peut affirmer qu’il existe en Belgique francophone une génération d’artistes brillants – poètes-performeurs issus des scènes urbaines – qui concourent, au même titre que tous les travailleurs du verbe, au chant du monde actuel.
Rosa Gasquet et Alain Lapiower
Références
Sur les origines, la scène américaine
- The Spoken Word Revolution : Slam, hip-hop, the poetry of a new generation, Mark Eleveld, Paperback, 2005 et 2007. Livre contenant un CD.
- Slam Nation, documentaire de Paul Devlin (1998).
- Slam, fiction de Marc Levin (1998).
Belgique francophone
- Zone slam, volume 1. Sous la direction de Dominique Massaut, 2011, l’Arbre à Paroles. Ouvrage complet sur l’expérience de la scène slam à Liège, avec textes d’introduction, entretiens, biographies, poèmes, photos des principaux acteurs de la scène slam à Liège.
- Heroïde Funèbre à Semira Adamu, Jah Mae Kân, Tétras-Lyre, Collectif Lettrimage, 2002.
- Poétiquement correct, Youness Mernissi, Editions Maelström, Bookleg n° 97, 2013.
- La paroi de ton ventre, Carl et les hommes boites, Humpty Dumpty Records/Pias, 2013.
- Auguste, Edwydee, E. P 4 titres et une histoire, Livre/CD, 2013.
- Mon corps t’exprime, Mochélan, Lezarts-Urbains, PAC de Charleroi, 2011.
- Versus, Igloo Records février 2013.
- Aux âmes etc., L’Ami terrien, une prod du collectif du lion…homerecords.be, 2011
- Loweina laurae, Veence Hanao, autoproduction/ARE Music 2013.
- RDVAF, Pitcho, Skinfama, 2013.
- Hotel impala, Baloji, EMI, 2010.
- Kinshasa succursale, Baloji, auto production, 2010.
- Désordre, Nina Miskina, E.P 5 titres, autoproduction.
- Les Yeux en face des trous, Tonino, 2013.
- Jail house Rap, film de Nimetulla Parlaku, expérience d’un atelier slam et rap à la prison d’Ittre. Production Lezarts Urbains, Culture et Démocratie, 2007.
[1] On désigne par le mot “urbain”, les formes nées dans les quartiers de relégation, comme la culture hip hop, le reggae… Par la suite ce courant s’est largement enrichi et diversifié.
[2] Jusqu’en 2004, l’association s’appelait «Fondation Jacques Gueux».
[3] Ce poète bruxellois avait pratiqué dès les années ’90, le « dub » cette forme de texte posé sur la musique reggae.
[4] Littéralement, Maître de Cérémonie, par extension « rappeur ».
[5] Voir le livre très complet de Dominique Massaut sur le slam à Liège : Zone slam, éditions de l’Arbre à Paroles, 2011.
[6] Dés-spee : speedés en verlan.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°180 (2014)