Stefan Platteau : « Une fantasy humaniste aux accents sociaux »

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Stefan Platteau

Stefan Platteau est l’auteur d’un cycle romanesque, Les Sentiers des Astres, composé de 4 titres et paru aux Moutons électriques : Manesh (2014), prix Imaginales du roman francophone 2015, Shakti (2016), Meijo (2018) et Jaunes yeux (2021). Toujours chez le même éditeur, l’auteur a également publié deux romans indépendants, mais inscrits dans le même univers : Dévoreur (2015) et Le roi Cornu (2019). Alors qu’il est en pleine rédaction du cinquième et dernier volume du cycle, Stefan Platteau nous a aimablement accordé un entretien. L’occasion de parcourir avec lui près de dix ans de travail au service d’une fantasy de la plus haute exigence.

Votre arrivée en littérature en 2014 vous a tout de suite consacré comme l’un des écrivains de littératures de l’imaginaire les plus captivants de sa génération. La maturité de votre univers et les qualités littéraires de votre premier roman ont immédiatement retenu l’attention des critiques et du public. Pouvez-vous revenir sur votre parcours et sur vos débuts ?
Je suis, depuis l’enfance, un passionné de mythes et légendes, de science-fiction et de récit sous toutes ses formes. Je me suis adonné longuement au jeu de rôles, loisir déconsidéré, mais formidable outil pour développer la créativité, la culture générale et le sens de la narration. J’ai fait des études d’Histoire, et pratiqué l’Histoire vivante au sein de compagnies de « reconstitution médiévale», ce qui m’a permis d’expérimenter physiquement les techniques militaires de la fin du Moyen Âge (et m’a valu, au passage, de récolter quelques vilains coups). J’en ai gardé cette envie de casser le romantisme chevaleresque dans mes romans, de donner de la guerre une image réaliste et crue. J’ai commencé à concevoir l’univers des Sentiers des Astres au début des années 2000, mais il a fallu attendre 2013 pour que je me décide à soumettre le premier tome à un éditeur : Les Moutons électriques, très exigeant sur le plan littéraire. Ce premier essai fut le bon : 48 heures plus tard, la saga était signée. Les Imaginales d’Épinal, grand-messe de l’imaginaire, ont largement contribué à me faire connaitre en France, via le prix du roman francophone, et plus encore, lorsque leur directrice de programmation, Stéphanie Nicot, m’a choisi comme coup de cœur pour l’édition 2016. 

Par leur inspiration puisée dans les mythologies, la forte présence de magie et de surnaturel,  vos romans s’inscrivent dans le genre de la fantasy. Ce choix était-il une évidence pour vous ?
Tout, dans mon parcours, concourait à m’amener vers les littératures de l’imaginaire… Néanmoins, j’ai toujours eu envie de nourrir ma fantasy d’autres amours. Parmi mes influences les plus marquantes, on trouve par exemple Umberto Eco. Sa capacité à plonger dans l’univers mental d’hommes d’une époque lointaine surclasse celle de n’importe quel écrivain ; je lui dois cette envie de dépayser mes lecteurs par les tabous et croyances de mes personnages autant que par les éléments fantastiques du récit. Marquante aussi, La Ballade de la Mer salée d’Hugo Pratt, ce grand roman graphique où les héros se heurtent, se perdent, se trahissent eux-mêmes ou se sabordent pour ne pas avoir à le faire ; j’aspire à écrire, comme Pratt, des histoires sans manichéisme, à donner vie à des personnages en clair-obscur…

Tous vos romans se déroulent dans un même univers, sorte de planète Terre inscrite dans un temps indéterminé relevant d’un imaginaire médiéval fantastique. Pouvez-vous nous le présenter ?
Imaginez que les Celtes aient conquis l’Inde antique – ou l’inverse – pour fonder une civilisation métissée, qui aurait évolué pendant un bon millier d’années jusqu’à atteindre le niveau technologique du début de la renaissance européenne. Dans cette civilisation, aucune des deux cultures n’aurait été assimilée par l’autre ; au contraire, on aurait assisté à une véritable synthèse. Les bardes joueraient du sitar en narrant leurs épopées au bord de fleuves sacrés, sur les marches de temples d’allure hindoue gardés par des brahmanes astronomes et des chevaliers en armure de plate ; les populations présenteraient une diversité de couleur de peau proche du Brésil actuel ; et en guerre, les éléphants côtoieraient les destriers lourds au son des premières armes à poudre, tandis que des singes égorgeurs dressés pour les combats de rue menaceraient à tout instant de vous tomber dessus depuis les toits. Vous avez à peu près la tonalité de l’univers des Sentiers des Astres…  ce mélange d’influences pourrait sembler hasardeux ; s’il fonctionne, c’est parce qu’il y a entre le monde celtique et le monde védique (l’Inde antique) des similitudes profondes, dues à leurs origines indo-européennes communes – par exemple entre la caste des druides et celle des brahmanes, qu’il m’a été très aisé de fondre en une seule classe sacerdotale. Bien sûr, il s’agit d’un monde imaginaire, avec sa géographie propre, ses peuplades et ses noms inventés ; mais les inspirations sont là. 

platteau les sentiers des astres 1

Au-delà de leurs dimensions mythologique et épique, vos romans sont principalement centrés sur le récit de la vie de vos personnages. L’action principale qui ouvre le premier roman est ainsi sans cesse reportée pour laisser une grande place à l’histoire de certains personnages qui racontent et se racontent. La prise de parole est au cœur de votre cycle principal, le narrateur central est d’ailleurs un barde, et le dévoilement par la parole est un enjeu majeur, parfois même de vie ou de mort. D’où vient cette fascination pour l’oralité ?
La saga des Sentiers des Astres est construite sur deux niveaux. L’intrigue principale, narrée au présent par le barde Fintan, raconte l’expédition du capitaine Rana et de ses compagnons à travers la forêt boréale du Vyanthryr, à la recherche d’un légendaire oracle, qui constitue le dernier espoir de leur nation ravagée par la guerre civile. C’est d’abord une lente remontée du fleuve, qui laisse du temps aux voyageurs pour se raconter. Ces moments de confidence sont nécessaires, car les hommes et les femmes à bord se connaissent mal, et le parcours de certains d’entre eux suscite la curiosité : le Bâtard, cueilli à la dérive sur le fleuve, la courtisane Shakti et sa fillette, ou encore le capitaine lui-même, ombrageux et dissimulateur. Pour dissiper le soupçon, ils vont devoir se raconter. Gardien du vrai-dire, formé à chanter les faits et gestes d’autrui, et lui-même membre de l’expédition, le barde est tout désigné pour recueillir leurs témoignages et les conserver dans sa mémoire fidèle. Et puisque ces récits vont avoir une grande importance pour la suite – chacun d’eux recelant des informations vitales pour la survie du groupe – il les rapporte à son tour au lecteur, en alternance avec les péripéties de l’expédition. Les Sentiers des Astres est donc une sorte de récit choral, constitué de plusieurs romans qui s’entremêlent pour converger finalement vers la forêt boréale, où ils trouveront leur conclusion commune. Ce procédé est intéressant pour construire un scénario « à tiroir », où les secrets ouvrent sur d’autres secrets, et où mes personnages, d’abord esquissés, laissent tomber masque sur masque, jusqu’à devenir intimes au lecteur. Quant à savoir pourquoi je tenais tant à cette intimité : je crois simplement qu’explorer l’humanité des personnages est le fondement de ma vocation d’auteur, et que le faire dans un roman de fantasy, genre souvent méjugé comme superficiel, me stimule tout particulièrement. Et puis, ces trajectoires de vie sont aussi un bon prétexte pour arpenter mon univers, car la fantasy, pour moi, est avant tout un voyage… 

Ces récits de vies sont également l’occasion pour vous d’explorer en profondeur les profils psychologiques de vos personnages. Il est assez frappant  de découvrir que les trois principaux personnages sont mus par des problématiques familiales lourdes, notamment dans leurs rapports conflictuels, lacunaires, voire toxiques, avec leur famille. Ces questions sont-elles importantes pour vous ? Pourquoi avoir fait le choix de les aborder à travers le prisme des littératures de l’imaginaire ?
Mon credo, c’est qu’on peut raconter n’importe quelle histoire dans un monde imaginaire, adopter les codes de n’importe quel autre genre. L’actuelle génération d’auteurs de SFFF a fait exploser les vieux canevas étriqués de la lutte du bien contre le mal et de l’élu à la destinée fabuleuse ; nous nous autorisons toutes les thématiques et ne craignons d’aborder aucune grande question. Nous parlons de l’humain au sens large et dans toutes ses dimensions. Rien ne nous interdit de faire du Zola, du Maupassant ou du Dostoïevski en fantasy, si nous en avons envie…

Dès lors, pour vous, qu’apportent les littératures de l’imaginaire sur le traitement de ces thématiques ?
Le fantastique est un formidable outil pour explorer la nature humaine : il permet d’exprimer les ombres de la psyché individuelle et collective, et de leur donner une forme tangible. La plupart des éléments surnaturels qui habitent les récits de vie de mes personnages disent quelque chose d’eux. 

Votre univers frappe par sa richesse, sa densité et sa cohérence. Ce travail créatif rappelle celui de J.R.R. Tolkien, figure emblématique de la fantasy et connu pour avoir apporté un soin tout particulier à la création de son « légendaire », à savoir l’ensemble des données mythiques, historiques, géographiques ou encore linguistiques qui régissaient son monde imaginaire. Y avez-vous trouvé une inspiration pour votre propre travail ?
Tolkien m’a ébloui par son monde secondaire doté d’une incroyable profondeur temporelle et mythologique ; Frank Herbert (Dune) m’a montré comment on pouvait construire des sociétés imaginaires cohérentes avec leur environnement, être à la fois auteur et anthropologue. À présent, pour prendre pied dans un nouveau monde, j’ai besoin de pouvoir y « croire » avec mes yeux d’adulte et d’historien ; et pour cela, j’ai besoin de sentir la terre ferme sous mes pieds – une terre ferme faite non seulement d’une géographie qui tienne la route, mais aussi d’une civilisation façonnée par ses conditions de vie et ses connaissances ; des manières de penser, de réagir et de gérer ses émotions qui se différencient des nôtres. Je m’efforce de construire un monde auquel je puisse adhérer moi-même. Je pars du principe que plus il sera crédible, plus les éléments fantastiques produiront de l’effet – à condition d’y être amenés avec subtilité. 

Alors que le premier roman est avant tout un récit d’hommes, la suite du cycle laisse une place de plus en plus grande aux personnages féminins (notamment à Shakti, qui donne son nom au second roman, et à sa fille) et prend même des accents féministes et de défense des minorités. Cette évolution était-elle voulue ou est-elle le reflet des changements sociétaux actuels ?
Les récits de vie des personnages ont été scénarisés pour l’essentiel il y a une quinzaine d’années. Les thématiques introduites étaient pensées dès le départ. Il ne s’agit pas, de ma part, d’une démarche militante, mais d’une recherche d’épaisseur dans  la construction de mon univers, dont je souhaite explorer la diversité humaine. Depuis toujours, la fantasy puise dans les romans de chevalerie ou les grands épiques antiques – toutes littératures qui mettent en scène les élites et elles seules. Dans nombre de textes actuels, princes et élus occupent encore l’avant-plan. Même l’œuvre de George R.R. Martin, qui dépeint avec une profondeur remarquable la perversion des relations familiales induite par le pouvoir dans une noblesse féodale, échoue à montrer la complexité des classes roturières médiévales. Nourri à la Nouvelle Histoire et au travail social, j’ai fait le pari de m’intéresser aux luttes sociales, aux solidarités populaires et bien sûr aux marginaux et aux minorités. Ce sont eux qui, à mes yeux, rendent le monde des Sentiers des Astres réellement tangible. Sans eux, le risque serait de construire un autre décor de carton-pâte habité par des personnages en costume scintillant. C’est une profession de foi que je partage avec des auteurs actuels d’imaginaire, comme Patrick K. Dewdney ou Estelle Faye, qui développent également une fantasy humaniste aux accents sociaux. 

Il y a également dans vos écrits une véritable dimension horrifique, notamment dans le traitement très percutant de la monstruosité.
La fantasy renoue avec les couches archaïques de notre humanité. La peur du fauve reste enfouie dans notre mémoire reptilienne ; nous aimons jouer à la réveiller avec des dragons ou des loups-garous. La monstruosité permet aussi d’exprimer, de façon symbolique, tout ce qui est hors norme, qu’il s’agisse des personnes dont la différence est mal acceptée par la société (le monstre marginal), ou des pulsions néfastes, qui doivent à tout prix être contenues. Le monstre, c’est tout ce que nous ne contrôlons pas, et qui reste obscur, y compris en nous-mêmes. 

Loin de l’écriture fonctionnelle que l’on associe parfois abusivement aux littératures de l’imaginaire, votre style se caractérise par une langue extrêmement soignée, travaillée qui participe assurément à la réussite de vos romans. Quel est le moteur de vos récits ? L’histoire ou la langue ?
L’histoire et ses personnages restent mon moteur : ils entraînent la langue et la stimulent. Mon travail sur le texte vise à éveiller les cinq sens, générer des images, des sons, des touchers, des parfums et des goûts qui permettent une immersion profonde dans mon univers imaginaire et le rendent tangible. C’est particulièrement important pour les scènes où le surnaturel intervient. Un romancier qui se contente d’énoncer l’arrivée d’un dragon fait brutalement appel à la suspension d’incrédulité du lecteur. Mais s’il décrit d’abord un souffle d’air, une odeur sulfurée, une sensation inexplicable de pétrification, il tisse un charme qui emporte le lecteur de telle sorte que lorsque la bête est finalement dévoilée, celui-ci n’a plus à se forcer pour y croire : il la ressent déjà – cela fait partie des grandes ivresses que peuvent procurer les littératures de l’imaginaire. Une scène vit seulement quand sa mise en mots est parfaitement adéquate pour l’évoquer. Les éléments fantastiques n’ont d’ailleurs pas d’existence en dehors de celle que les mots vont leur donner. Donc pour moi, la forme et le fond sont inextricablement liés. 

Vous avez annoncé que le cinquième tome du Sentier des Astres clôturerait le cycle. Quels sont vos projets futurs ? Allez-vous continuer à explorer cet univers ou comptez-vous partir vers d’autres contrées ?
Je continuerai certainement à explorer cet univers (du moins si le lecteur ne s’en lasse pas). Je pourrais écrire un polar, un thriller, un roman social, d’autres biopics, une Anabase ou n’importe quel autre type de récit, et le situer dans le royaume de l’Héritage. Et puis j’ai d’autres envies, bien sûr : une saga pour la jeunesse, une uchronie himalayenne, et d’autres choses encore…

Nicolas Stetenfeld

Une nouvelle de Stefan Platteau, Mille et une torches, est publiée dans le cadre de la Fureur de lire 2022. La plaquette est disponible sur demande à l’adresse fureurdelire@cfwb.be (format papier) et en PDF sur le portail Objectif plumes.


Article paru dans Le Carnet et les instants n°213 (2022)