Selon Stéphane Lambert toute véritable création est une confrontation à la solitude. On peut le croire à la lecture de ses romans où le personnage unique est dominant et nous entraîne dans une aventure singulière. Si pour lui, la socia(bi)lité est toujours une épreuve, un défi, comme elle l’était pour les Sorel, Rubempré ou Lorenzaccio, il fait en sorte que cela se sente le moins possible ou que cela se résolve en secret par l’écriture.
Stéphane Lambert est l’auteur d’une œuvre déjà nombreuse et diverse. Il a produit des romans, des livres d’art, des essais, des autobiographies et de nombreux textes en ligne ou en publications isolées qui témoignent de cette diversité. Mais il existe une grande proximité entre ces divers registres. S’il n’a pas délibérément choisi un mode d’expression au départ, c’est que, selon lui, le sujet impose sa forme. S’il aborde des genres différents, ce n’est pas toujours en les identifiant. Ainsi, ses écrits sur l’art sont très littéraires, ses textes poétiques ne sont pas canoniques, ses romans sont parcourus de réflexions critiques, etc.
Par exemple, la frontière entre textes autobiographiques et textes imaginaires est assez floue au départ, sans doute plus marquée aujourd’hui, mais toujours déplaçable ou difficilement identifiable lorsqu’on se laisse prendre au piège de la première personne omniprésente, même si le personnage a un nom et une identité.
Il n’empêche que trois grandes catégories se détachent clairement, et pas seulement pour les besoins de l’édition dans le monde compartimenté des lettres. S. Lambert y distingue trois cycles, chacun d’eux ayant une structure ternaire interne. En ce qui concerne les livres d’art, cette structure n’était pas délibérée au départ mais s’est imposée au fur et à mesure des publications. Après le premier volume consacré à Monet, les ouvrages sur Rothko et sur Nicolas de Staël (voir critique) ont confirmé une maîtrise du genre. En revanche, le cycle autobiographique et le cycle romanesque ressortissent à un plan conçu dès le premier texte. Ainsi, pour le premier, on peut attendre une suite à Mes morts et à Mon corps mis à nu, tandis que pour le second, qui compte déjà Les couleurs de la nuit et le tout récent Paris Nécropole, le troisième pan du triptyque est à venir mais déjà esquissé, conformément au projet initial. Dans les deux cas, l’auteur s’est basé sur une structure qui lui paraît une évidence. Dans son cycle autobiographique, le fait d’avoir trois entrées différentes sur son vécu permet d’avoir une lecture beaucoup plus proche de la polyvalence de ce qu’on vit. En même temps, le travail de l’écriture consiste aussi à ordonner tout cela, ce courant dans lequel on est plongé, c’est une manière de tracer des lignes dans le désordre. Son cycle autobiographique s’attache en fait aux premières années, à ces années qui imprégneront toute la vie. Son cycle romanesque prend en quelque sorte le relais de ce cycle, c’est le récit de la survie, de la sortie du trauma provoqué par la fin des illusions et la confrontation à la réalité extérieure, si effrayante, du monde contemporain. Il y a donc dans ce cycle une progression qui est sans nul doute parallèle, selon lui, à ce que qu’il vit depuis ses trente ans. Par l’écriture, il cherche aussi une forme d’apaisement ou d’accord. Chez lui, l’autobiographique se prolonge de façon naturelle dans l’imaginaire, il y a une communication entre les deux.
Trois publications quasi simultanées, un roman (Paris Nécropole), un poème (Chapelle du rien) et un livre d’art (Nicolas de Staël. Le vertige et la foi) ? Chacun de ces livres a sans doute sa place dans ce moment-là et a donc toutes raisons d’exister.
Claude Regy a dit après la lecture de votre roman Paris nécropole que vous aviez deux obsessions, le sexe et l’art.
Ce sont effectivement deux thèmes récurrents dans mon travail, et même un binôme. Il y a forcément un lien entre le sexe et l’art, mais que je ne cherche pas spécialement à rationnaliser quand j’écris. Inutile de rappeler d’abord le titre de l’un des livres de Pascal Quignard : Le sexe et l’effroi. Et l’art m’inspire tout le contraire de l’effroi. Je vois donc là, dans cette association, comme une recherche d’absolu, de pacification avec la source d’angoisse. A travers l’art, on veut appréhender le désir autrement que par la violence de son exécution. Le désir appelle un idéal auquel seul l’art semble pouvoir donner forme. D’une certaine manière, l’art et le désir visent tous deux la beauté, et avec la sexualité on n’est jamais à l’abri de massacrer cette beauté. Puis il y a aussi que l’art est une force de création, alors que, dans l’homosexualité, la sexualité n’a plus le rempart de la reproduction. Il y a un goût de mort dans la sexualité homosexuelle (et je ne fais pas ici référence au sida, même si cette maladie n’a pu que renforcer ce sentiment). Enfin, le sexe, je veux dire l’organe en tant que tel, est un objet de fascination, une fascination dont il est quasiment impossible de connaître précisément la teneur et la portée, il est comme le symbole d’une énigme, et il me semble que les grandes œuvres d’art possèdent le même pouvoir de fascination.
Y ajouteriez-vous une troisième, la mort ? Les lieux qui l’évoquent ? Les regrets personnels ou peurs intimes ? La provocation ou le défi, peut-être ?
La mort me paraît être le point de départ de toute création. Dans Paris Nécropole, j’évoque l’art funéraire, c’est tout de même intéressant de constater que tout ce qui nous est parvenu des anciennes civilisations, ce sont principalement les objets, les lieux, les peintures dédiés aux morts. La mort est à la fois notre passé et notre avenir. Ce que nous vivons n’est peut-être qu’un tribut que nous lui payons. Je ne sais plus très bien où j’en suis par rapport à ma propre peur de la mort. Nous sommes faits de tellement de couches différentes que lorsque nous nous éloignons du centre de la conscience nous pouvons toucher des zones de l’être où la mort n’est pas si étrangère. Ce qui est sûr désormais, c’est que je n’écris pas pour ne pas mourir, mais justement pour pouvoir mourir.
Comme il y a des écrivains qui se tournent de préférence vers la nature, campagne, paysages marins ou autres, vous privilégiez les paysages urbains, la vie (ou la mort) dans les villes.
Aujourd’hui, les trois quarts de l’humanité habitent dans des villes. Enfin, il faut s’entendre sur le mot de ville, puisqu’aujourd’hui il s’agit d’hyper-agglomération. Mon projet de triptyque romanesque est de rendre compte par la voie de l’intime de ce que c’est d’être plongé dans cette nouvelle réalité où l’on est littéralement écrasé par la multitude. J’appelle Paris une nécropole notamment car c’est une ville maintenue artificiellement dans sa forme ancienne, et cela en vue d’en faire un musée, et une marque, à l’usage du commerce mondialisé. Tout ce qui n’entre pas dans ce cadre a été évacué dans la périphérie. Comme Rilke, les villes m’inspirent très souvent un sentiment mortifère. Cette concentration humaine est assez infernale. Sans parler du tourisme de masse qui est, selon moi, la plaie du monde contemporain. Paris a représenté pour mon personnage principal le lieu de l’accomplissement lorsqu’il était jeune. Mais quand il vient y habiter, ses illusions sont déjà derrière lui, et il ne voit plus dans cette ville que la perpétuation d’un jeu social à bout de souffle, comme les quasi-fantômes à la fin de la Recherche du temps perdu.
La peinture abstraite vous attirerait comme un miroir ? Un écran où projeter vos propres fantasmes ou désirs, ou tout simplement parce que vous êtes requis par une connivence entre elle, son auteur et vous ?
Pour moi, la peinture abstraite n’est pas abstraite lorsqu’elle m’atteint comme celle de Rothko. De même, la grande peinture dite figurative n’est pas à proprement parler figurative lorsqu’elle parvient à donner forme à ce qui est de nature invisible, tout ce qu’on porte en soi sans pouvoir l’exprimer et sans toujours le connaître d’ailleurs. Je ne crois pas qu’il s’agisse de projection mais plutôt que l’œuvre d’art agit comme un point de convergence entre deux êtres, le regardant et l’artiste. Un point de fusion même, parce que l’œuvre concentre tout ce qui fait l’essence et la complexité de notre humanité. Pour moi, la véritable magie de l’art c’est de parvenir à créer cet échantillon de vie qui va établir une communion entre des hommes vivant à des temps différents.
Plus on avance dans la lecture de vos livres et plus ils s’inscrivent différemment avec le temps dans une tradition littéraire plus large. On s’avise d’une originalité qui s’affirme sans renier les modèles mais en y prenant rang. Evident dans Paris nécropole et confirmation avec le Staël: ce sont des livres pétris de culture, assimilée et reconvertie. La preuve en est donnée non seulement par les références abondantes, mais aussi la réédition de problématiques historiques, comme celle du héros romantique, par exemple.
Il est évident que j’ai un rapport beaucoup plus passionnel avec les livres des morts qu’avec ceux des vivants. Je me méfie de la littérature contemporaine en tant qu’auteur, sans doute parce que je ne veux pas écrire par rapport à elle. Je crois que de toute façon on est de son temps, quoi qu’on fasse, donc la question de la contemporanéité est réglée sans qu’on s’en préoccupe. A partir de là, je suis plus intéressé de prolonger la voix des morts. Quand je mets des citations en exergue de mes livres, ce n’est absolument pas pour paraître érudit – je suis d’ailleurs très loin de l’être –, mais pour m’inscrire effectivement dans une lignée. Au fond pour un écrivain, sa vraie généalogie ce sont les écrivains qui l’ont précédé. On ne fait jamais que poursuivre un texte déjà commencé, que d’autres reprendront encore après nous.
Pour ce qui est du héros romantique, je crois qu’il a été un peu trop caricaturé. C’est une référence qui ne me dérange pas personnellement. Il s’agit d’un personnage qui ne passe pas par le cynisme ou la pose sociale pour masquer le trouble qui l’habite.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°182 (2014)