Jacques Sternberg, Le coeur froid

Fragments de vie

Jacques STERNBERGProfession : mortel. Fragments d’autobiographie, Les Belles Lettres, 2001
Jacques STERNBERGLe coeur froid, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2000

sternberg profession mortel« Écrivain prolixe, mais sans grand intérêt, il aurait sombré dans l’oubli et il échappa à ce sort parce qu’on le confondait presque constamment soit avec le dessinateur Saul Steinberg, soit avec Steinbeck ou Strindberg. » Telle est l’une des multiples notices que Jacques Sternberg imagine pour le Petit La­rousse illustré, « Panthéon de la gloire » au­quel il se désole ironiquement de n’avoir pas accès — lui qui cependant se flatte d’avoir eu droit « au dictionnaire Bordas, au Mitter­rand du XXe siècle, [à] la Bibliothèque idéale de Pivot, beaucoup de livres de classe et même au Larousse de la littérature ».

Mais Sternberg est homme de contradic­tions, à l’image de cette autobiographie qui n’en est pas vraiment une. Plutôt que de suivre l’ordre de la chronologie, il l’a conçue à la manière d’un abécédaire, où chaque chapitre correspond à une entrée théma­tique, d’« Amarré » à « Vicissitudes » (tout un programme…). Le désir de reconnais­sance littéraire, les rapports souvent difficiles avec les éditeurs et la critique, les petits bou­lots auxquels il doit s’astreindre à ses débuts, alors que déjà il n’aspire qu’à vivre de sa plume — tout cela constitue sans doute le véritable fil rouge de ce livre. Il en est au moins deux autres : la femme et la voile. La femme, c’est tout à la fois « les » femmes, celles qu’il ne peut s’empêcher de séduire, mais dont bien souvent il se lasse vite ; et « sa » femme, Francine, la com­pagne des bons et des mauvais jours, à la fois forte et fragile, qui le fascine parce qu’elle lui résiste, garde en elle une part irré­ductible de mystère, et vers laquelle il ne cessera de revenir comme au véritable centre de son équilibre.

Quant à la voile, c’est la passion pure, la dérive hors du monde des contingences, la plongée régénératrice dans l’univers toujours pareil, toujours différent, de la mer, du vent et du soleil. Écrite au fil de la plume, cette autobiogra­phie en pièces détachées n’évite pas les sco­ries ni les redites, les longueurs qu’on a sou­vent reprochées à l’écrivain dans ses romans — lui qui est par ailleurs reconnu comme l’un des maîtres de la nouvelle courte, et même ultra-courte. Mais ces « divagations » et ces ressassements sont aussi ce qui fait l’intérêt de la démarche. À force d’éclater la narration, de multiplier et de superposer les points de vue, Sternberg donne de lui-même une image en quelque sorte tridimensionnelle, autour de laquelle le lecteur doit tourner mentalement pour en saisir tout le relief (quelque chose à l’opposé des Mots de Sartre qui, avec leur point de vue frontal, leur volonté de tout ordonner et clarifier, finissent par engendrer une im­pression de recréation forcée). Non que Sternberg ait la naïveté de penser dire ainsi la « vérité » des choses. Il est trop rusé, trop lucide aussi, pour savoir que tout récit autobiographique, fût-il un montage de fragments d’époques différentes, est un arte­fact, que nous y dissimulons autant (et par­fois bien davantage) que nous n’y révélons de nous-mêmes. Cette « lucidité » où l’auteur voit, avec l’« indifférence » et la « dérision », l’un de ses traits de caractère fondamentaux, nous vaut quelques pages qui sont sans doute parmi les plus noires, les plus poignantes qu’on ait écrites sur la vieillesse et la peur de mourir. L’écrivain arrivé au crépuscule de sa vie sent ses forces se dérober, son désir lui faire défaut, son inspiration se tarir. Parvenu à ce point « où les choses n’ont plus la moindre valeur ni la moindre réalité », il a beau se re­tourner vers son passé, seule l’atteint la cruelle certitude que ni les milliers de pages qu’il a écrites, ni les femmes qu’il a aimées, ni les heures passés en mer ne lui seront d’aucune utilité face à l’inéluctable qui se profile. Il n’est plus qu’un enfant qui crie dans le noir et implore qu’on vienne le sau­ver, tout en sachant parfaitement que c’est impossible. Alors, que faire ? Rien. Sinon continuer à crier — continuer à écrire.

sternberg le coeur froidEn même temps que paraissent ces « frag­ments d’autobiographie », les éditions Galli­mard rééditent en poche Le cœur froid, paru chez Bourgois en 1972. L’héroïne — si l’on peut ici employer ce mot — est une jeune femme que le narrateur rencontre par hasard, et qui dès le premier instant va faire basculer toute son existence. Elle n’a pas de domicile, d’occupation, d’identité. Elle ne possède rien et ne manifeste aucun envie. Sa conversation est indigente, elle est mal habillée, presque disgracieuse. Et pourtant elle est plus atti­rante qu’aucune des femmes qu’il a connues. Le narrateur l’appellera Glaise — comme la terre que l’on modèle, la matière primordiale. Car ce qui fascine en elle, c’est précisément son absence de personnalité, cette disponibi­lité absolue, cette impression qu’elle donne d’être au-delà ou en-deçà de tout désir. Le narrateur n’aura de cesse de revenir vers elle jusqu’à s’abîmer dans une relation morbide qui le révélera à lui-même, jusqu’à rompre une à une toutes ses attaches sociales. Un roman étrange et captivant qui, sur un argu­ment plutôt mince, réussit pourtant à tenir le lecteur en haleine jusqu’à la dernière page.

Daniel Arnaut


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°117 (2001)