« Avec l’amour fou dans ses couleurs »

szymkowicz leo a charleroi

La musique colle aussi à la peinture. Dix ans après la mort de Léo Ferré, qui avait écrit des textes en écho à ses toiles, Charles Szymkowicz consacre à son ami un livre où tous les arts se répondent.

Ce n’est pas un livre. C’est un cri. Une déferlante d’amour. Qui ne mégote pas l’hyperbole majuscule : « Ô Vous Grand Léo… » Un crève-cœur – l’indicible de la Shoah pour ce fils de modestes immigrés polonais et juifs qui installa un jour son atelier de peintre rue des Déportés, « ça ne s’invente pas » ; l’accompagnement crucifié de la mort d’une mère « aux yeux de fusain profond » et d’un père également adorés : « Une femme nommée Sarah, qui se chante – Sura-Ajdla – dans la musique yiddish d’un village plus juif que polonais quelque part là-bas dans la mémoire massacrée, dans les carnages indicibles, dans la nuit et les brouillards des charniers du XXe, et un homme au nom de Joseph – Yosélè –, le franc cordonnier avec ses mains de pur cuir en peau d’humain véritable… » Une litanie tendre et émerveillée à Sarah, sa « fille d’amour née de l’amour ».

Le prétexte de ce Léo à Charleroi (prétexte entendu au sens originel : ce qui précède ce livre psalmodié, vociféré, exalté, qui déboule comme un boulet de canon), c’est le poète écorché et flamboyant aux textes ici croisés avec ceux du peintre, c’est le compagnonnage de près d’un quart de siècle entre les deux artistes. C’est peu dire que Szymkowicz aime Ferré : il adule la « dramaturgie salvatrice » de sa voix, « ses magistraux opéras de poésie », « le génie de son art poétique et musical », « l’irrépressible magie de sa musique »… ça ne va pas sans quelque injustice : de Brassens et de Ferré, je maintiens que le premier est l’authentique anar.

Des gueulantes pamphlétaires de Ferré, Szymkowicz n’a rien oublié. Ses règlements de comptes envers certains milieux de l’art contemporain (la « critiquature ») sont sanglants : qui est (des noms, Charles, des noms !) « ce pondeur de larves psychanalysées et pseudo-psychanalysatrices au talent absent, qui ku-klux-klanalyse les soumis à sa secte, avec sa queue de baudet trempée de sauce sous-lacanienne, carotteur magouilleur gaucher gauche de la cervelle à droite… » ?

Et Szymkowicz prétend qu’il ne sait pas écrire ! Je répondrai en deux temps. D’abord en parlant boutique grammairienne, puisque c’est un peu la mienne : si l’infinitif (souvent injonctif : voir les recettes de cuisine et la littérature qui accompagne les médicaments) est omniprésent dans ce texte (« Refuser les fausses valeurs de l’air du temps […]. Libérer les interdits esthétiques […]. Peindre la philosophie des os, des organes, des profils et des faces humaines […] Exiger la clarté du métier et les ténèbres les plus obscures avec l’urgence de l’imaginaire »), c’est que Szymkowicz a pressenti que cette forme a valeur d’éternité, à laquelle elle renvoie puisqu’elle peut s’accoupler à du passé, du présent, du futur : j’étais / je suis / je serai en train de peindre… Où cela ? À « Charleroi que je n’ai jamais quitté par amour, Charleroi de mon cœur, de ma souvenance, et de ces demains… ». Ma seconde remarque : sait écrire celui qui succombe, pour en jouer épatamment, aux séductions de l’allitération – écoutez ces « f » : « falot au nez machiavélisé, freineur de talents, faux pédagogue, porteur de frelons et de francisque, fouinard, fourbisseur de fourberies ».

Un dernier mot : on trouvera ici, avec reconnaissance, en ces temps où « les monochromes et les dépôts de merde dans les musées ad hoc aveuglent et pourrissent les étudiants », l’art pictural (comme on dit l’art poétique) de Szymkowicz, intitulé « Vive la peinture humaine ! » : « La peinture et l’âme sont sœurs. Par l’une, l’âme témoigne de toutes ses émotions, craintes, stupeurs et espérances ; par l’autre, la peinture prend ses véritables dimensions, perspectives, profondeurs et dignités ».

Pol Charles


Charles SZYMKOWICZ, Léo à Charleroi, La mémoire et la mer, 2003


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°130 (2003)