À l’occasion de ses trente ans d’existence, Taillis Pré publie une « anthologie partisane » conçue et présentée par Yves Namur, fondateur de la maison, et consacrée aux poètes de tous horizons qui ont inscrit leur nom à son catalogue. On y retrouve donc près de quatre-vingt des plus grandes voix de la poésie d’ici et du monde entier. Autre heureux événement qui illustre cet anniversaire : la prise en charge et le sauvetage par Taillis Pré du Journal des poètes, menacé de disparition et qui fut pendant 83 ans un témoin infatigable et éclairé de la vie poétique internationale.
Une maison d’édition consacrée à la poésie, qui fête ses trente ans d’existence, connaît un rayonnement international et affiche toujours un dynamisme intact, c’est certes une performance peu banale. Comme on sait, Taillis Pré doit son existence au poète Yves Namur qui l’initia dans des conditions quasi folkloriques et avec le concours adventice de ce couple voué à l’art, et à la poésie en particulier, Cécile et André Miguel. D’un texte calligraphié, confié à la vénérable photocopieuse de leur jeune ami Yves Namur, sortit, après bien des ajustements futés, ce qui ressemblait à un livre. Cette expérience de 1984 allait inaugurer une décennie de publications sous forme de plaquettes avant que les éditions Taillis Pré ne prennent plus d’ampleur, avec des ouvrages plus nombreux, plus étoffés et, bien entendu, toujours consacrés à la poésie, et très largement à la poésie internationale, même si la notre est loin d’avoir été négligée.
Un conservatoire, un observatoire
Si ce titre de Taillis Pré fait référence au quartier de Châtelineau où Yves Namur s’est établi et où il pratique sa profession de médecin, on pourrait imaginer aussi qu’il évoque la philosophie de l’édition et figure la fusion d’une herbe à brouter avec l’ensauvagement d’une poésie sans brides ni lois. Ce qui, somme toute, serait dans le droit fil des propos d’Yves Bonnefoy, dont Yves Namur s’est fait lui aussi un credo : « La poésie moderne est loin de ses demeures possibles » ou encore « J’aime l’Ouvert ». Cela dit, le terme de « conservatoire » pris dans son double sens pourrait lui aussi définir l’esprit de la démarche éditoriale. Assurer la présence et le rayonnement des œuvres poétiques majeures de notre époque et du monde entier, souvent méconnues, faute de véhicules adéquats. Sortir de l’oubli des œuvres qui méritaient beaucoup mieux. Et, d’autre part, observer, découvrir et encourager des jeunes poètes dont la créativité et l’authenticité sont prometteuses.
Les grandes voix de notre temps
Au rayon des poètes publiés par Taillis Pré, à raison d’une douzaine de livres par an, figurent les plus grandes voix de notre temps. Comme celle de l’Argentin Roberto Juarroz, l’auteur de cette « poésie verticale » qui, à travers de nombreux recueils, exprime la condition de l’homme perpétuellement aspiré, tel un ludion métaphysique, vers le haut et vers le bas. Comme le Portugais Antonio Ramos Rosa, récemment disparu. Comme le Français d’origine libanaise Salah Stétié, l’Israélien Israël Eliraz, le Portugais Nuno Judice ou encore l’Américain E.E. Cummings dont les fantaisies, notamment formelles, donnaient des sueurs froides aux typographes. Bien entendu, les Belges sont bien présents au catalogue avec, entre autres, les noms de Gaspard Hons, Jacques Izoard, Michel Lambiotte, André Miguel, Eric Brogniet, Philippe Mathy ou Fernand Verhesen, poète, mais aussi créateur du Centre international d’Études poétiques, fondateur des éditions du Cormier et traducteur très actif des poètes ibériques.
Les « introuvables » de la collection « Ha »
Conservatoire, disions-nous… C’est aussi la vocation de la collection « Ha » –qu’Yves Namur chérit particulièrement – de « ressusciter » les œuvres de poètes belges injustement oubliés ou restés confidentiels. Créée en 2001 conjointement avec Gérard Purnelle et Karel Logist, cette collection viserait également « à recentrer la lecture contemporaine des poètes » selon le vœu d’Yves Namur qui fignole le propos, non sans une salubre perversité : « combien de poètes n’ont-ils pas été occultés de leur vivant au profit d’autres dont les premières qualités n’étaient pas nécessairement littéraires ». Et puis, la flèche du Parthe : « la lecture des anthologies est à ce propos édifiante ». Au catalogue de « Ha » (titre tonique inspiré par Jarry à Hubert Juin), figurent entre autres, parmi les « introuvables », les deux volumes de Françoise Delcarte, Infinitif et Sables, parus autrefois chez Pierre Seghers, les œuvres – souvent complètes – d’Ernest Delève (un poète « dans la secrète évidence » selon l’analyse d’Yves Namur), de Frans Moreau, de Pierre Delle Faille ou de Jean Dypréau, défini par Alain Bosquet comme « le plus doux des terroristes » .
« Une anthologie partisane »
À signaler aussi au catalogue de Taillis Pré, diverses anthologies dont celle des poésies espagnole, palestinienne et, pour bientôt, syrienne. Ou encore l’« Anthologie de la nouvelle poésie française de Belgique » signée Liliane Wouters et Yves Namur. Mais l’événement de cet anniversaire, c’est assurément Les poètes du Taillis Pré, le recueil qui accompagne aujourd’hui les trente ans de la maison et sous titré d’un aveu à la fois modeste et flamboyant : « Une anthologie partisane ». Cette parution voulue par Yves Namur vise à remercier les auteurs de tous horizons, vivants ou disparus, qui ont apporté leur pierre à la construction de l’édifice. Soit près de quatre-vingt noms qui, au-delà de ses murs, incarnent une approche légitime et signifiante des forces vives de la poésie contemporaine. L’ensemble se partage en groupes de poèmes réunis sous la bannière éclairante de titres empruntés à divers auteurs comme Le temps qui bat, Mesures de la vie, Le corps voisé, etc.
Et maintenant, le Journal des Poètes
Toujours attentive à servir la poésie, la maison Taillis Pré a décidé aussi de prendre en charge aujourd’hui le Journal des Poètes et de sauver de la disparition cette publication mythique, fondée voici 83 ans et qui pendant tout ce temps, a témoigné de l’activité poétique sous tous ses aspects comme elle a soutenu et fait connaître de nombreux auteurs d’ici et d’ailleurs. Initiative plus que louable, mais dont le poids et la responsabilité ainsi acceptés attestent, une fois de plus, un attachement profond et sans restrictions à la cause de la poésie.
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°182 (2014)