Thiry, anachronique et indémodable
Marcel THIRY, Échec au temps, Espace Nord, 2013
« Le monsieur au ruban violet annonçait le passage du train à Waterloo. […] Quand la butte du monument fut visible, ils la saluèrent tous trois d’exclamations variées ; et, n’ayant rien de mieux à faire, je regardai comme eux, par la fenêtre, cet édifice profilé sur le ciel du crépuscule, ce triangle sombre que dominait, les ailes large ouvertes, la grande Aigle victorieuse. » Napoléon, vainqueur de la bataille de Waterloo ? C’est sur cette bizarrerie historique que se construit Échec au temps de Marcel Thiry. Un texte écrit en 1938 et dont la collection Espace Nord propose aujourd’hui une quatrième édition, plus de vingt-cinq ans après celle de Jacques Antoine, parue en 1986.
Échec au temps est, de prime abord, un roman. Celui de Gustave Dieujeu, un négociant en fers et aciers de Namur, assumant difficilement à 35 ans la faillite de la société familiale. Ainsi le récit s’ouvre-t-il sur une première scène : Gustave – dont on ne connaît encore rien – est en prison : « Je ne sais si vous aimez les histoires qu’on raconte en prison. Or, je suis en prison ; c’est un fait auquel je ne puis rien, même s’il me doit me faire soupçonner d’user de ficelles romancières. » Du métadiscours donc, pour un premier chapitre qui pose le cadre d’un récit débutant véritablement à la section suivante, un lundi après-midi, à la fin d’avril 1935, à Charleroi. Ce jour-là, le jeune homme, bouleversant ses habitudes, décide de se rendre à Ostende. Le changement géographique que produit le départ vers la ville de James Ensor va donner à l’histoire une couleur nouvelle, causée par le mélange subtil de science-fiction et de fantaisie. Au hasard de ses déambulations, Dieujeu rencontre son ancien camarade, Jules Axidan, devenu préfet des études dans un athénée à Ostende, et un de ses amis, Leslie Hervey, ingénieur physicien. Ce dernier est sur le point de « supprimer la Cause en supprimant la succession dans le temps » et de proposer un système permettant de reconstituer certains faits du passé, dont la bataille de Waterloo. Ce fait, jalon important de l’histoire européenne, donne au récit Échec au temps une particularité qui le distingue des autres textes de science-fiction, bien qu’il faille nuancer cette étiquette collée trop tôt sur le texte et que la préface de Roger Caillois rappelle peut-être avec trop d’insistance.
S’il n’est plus besoin de relever les qualités de prosateur de Thiry, on pourrait s’interroger sur l’intérêt d’une telle réédition, plus de soixante ans après la première parution. Confronté à la littérature contemporaine, souvent dominée par des oeuvres teintées de fantaisie, Échec au temps ne dénote pas et reste extrêmement agréable à lire. Une des raisons de ce succès tient certainement à la donnée scientifique qui domine le texte et qui produit la « manipulation technologique » dont on taira néanmoins le mécanisme, pour ne pas décevoir les nombreux futurs (re) lecteurs de l’ouvrage. Confrontée à d’autres développements de la science en ce troisième millénaire, cette invention de l’entre-deux-guerres n’a rien d’extravagant. Elle s’insère dans une réflexion contemporaine sur l’évolution de la science et dans une réflexion plus large sur la Cause et ses impacts. Et si ces informations techniques et scientifiques nous sont communiquées avec autant de clarté, c’est principalement – nous semble-t-il – grâce à Jules Axidan. Thiry en fait un médiateur de choix, un relai entre les deux mondes, le réel et le scientifique. Pédagogue, Axidan l’est donc doublement, dans les deux niveaux du récit. C’est en bon visionnaire que Thiry a su voir, en son personnage, le lecteur du xxie siècle.
Un autre intérêt du texte est à trouver également dans sa forme, fondée sur une uchronie, dont Pascal Durand dans sa postface en rappelle les principes : « Un genre de fables touchant aux altérations induites par l’introduction d’un événement divergent dans la chaîne des faits historiques, et donc aussi dans les rapports de cause à conséquence que cette chaîne commande » ; l’événement divergent du texte étant bien évidemment la victoire napoléonienne du 18 juin 1815. Le choix de cette forme particulière de récit en fait un texte singulier, à la croisée de plusieurs genres et tendances ; la science-fiction n’en est pas l’unique clé de lecture et le métadiscours n’est pas un simple clin d’oeil provocateur ; quant aux poèmes d’Axidan, ils sont plus qu’une évocation lointaine de l’oeuvre poétique du romancier.
Échec au temps est un texte représentatif du style de Marcel Thiry : une oeuvre inclassable et indémodable.
Primaëlle Vertenoeil
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°180 (2014)