Jean Tordeur, La table d’écriture

Une leçon de finesse et d’élégance

Jean TORDEUR, La table d’écriture. Prises de parole, Arllfb, AML et Le Cri, 2009

tordeur la table d'écritureLa table d’écriture est celle sur laquelle Jean Tordeur a composé les discours de réception des sept nouveaux élus qu’il eut la charge – et le don inégalé – d’accueillir à l’Académie de langue et de littérature, au fil d’une vingtaine d’années. Ces textes pénétrants, fouillés, ciselés sont réunis aujourd’hui en un volume, accompagné d’un CD qui nous permet d’entendre la voix de Jean Tordeur prononçant l’éloge vibrant de Roger Bodart à qui il succédait, le 15 juin 1974.

Heureuse initiative de l’Académie, cette édition savante a été établie par Marie-Ange Bernard avec un soin, un souci du détail exemplaires. Ses annotations circonstanciées éclairent et prolongent ces discours, si bien que l’étude de chacun d’eux est devenue, confie-t-elle, «une sorte de conversation, de promenade dans le temps à trois : Jean Tordeur, l’écrivain et moi».

Dans cet exercice, cet art du discours académique, Jean Tordeur se montre à la fois incisif et délicat, précautionneux même, comme s’il devait surmonter un scrupule, une intime réticence à opérer «cette effraction, ce dévoilement que le rite académique encourage».

De chacun de ses nouveaux confrères, à qui le lie souvent une longue connivence, il trace un portrait personnel, aigu et sensible, embrassant l’auteur et l’œuvre dont il sait à merveille s’imprégner, mais aussi la condenser, saisir l’essentiel, la singularité, effleurer la part de mystère.

Ainsi, présentant Alain Bosquet (le 14 mars 1987) : «N’avais-je pas appris depuis que je vous connais – c’était en 1946, à Uccle, et vous portiez le battle-dress américain – que votre vérité la plus vraie se situe toujours à la jonction du réel et de l’imaginaire ?»

Ou s’adressant à Pierre Mertens (le 5 mai 1990) : «Au fond, c’est la clef de cette confrontation permanente en vous de l’homme public et de l’écrivain secret que je recherche. Je crois l’avoir trouvée dans cette notion d’agent double que vous avez donnée à un essai paru l’an dernier». Agent double, comme le sont, chacun à leur manière, les personnages de ses romans, «en ce sens qu’ils ne cessent de mettre en doute leur identité et la consistance de ce qui paraît la définir.  Ils sont vraiment de ceux qui peuvent entériner ces vers d’Eliot, que vous affectionnez autant que moi : nous n’aurons existé que par cela, cela seul qui ne figure pas dans nos nécrologies. Et l’on voudrait que leur créateur ne fût pas à leur image ?»

Pour chacun, il prend plaisir à mettre en lumière un côté inattendu, voire méconnu, qui nous le rend proche. Distinguant, par exemple, chez Jeanine Moulin, le premier écrivain qu’il recevait, le 18 juin 1977, celle qu’il connaissait – «comme vous vous donnez à connaître», lui disait-il malicieusement – et celle qu’il a découverte, non sans surprise, en relisant ses livres de poésie, révélant des voix différentes, contrastées, et ses essais critiques sur Nerval, Apollinaire, Crommelynck… qu’elle mena avec autant de fermeté, parfois d’audace, que de méticulosité, poussant si loin l’enquête, dans le cas de Crommelynck, que son travail s’apparente à «un véritable roman policier de la recherche littéraire», prélude à une somme qui fait autorité.

Enfin, Jean Tordeur n’hésite pas à glisser, au détour de ces prises de parole d’une grande densité, une pointe d’humour. Saluant avec une admiration affectueuse Liliane Wouters (le 26 octobre 1985), à travers ses œuvres et son caractère, empreints de la même liberté, la même authenticité, il voit en elle «un personnage calmement combattant». Et ajoute, dans un sourire : «Si vous pratiquiez le rugby – ce qu’à Dieu ne plaise ! – vous seriez, Madame, un demi de milieu, c’est-à-dire de mêlée.»

Autant de discours qui portent la marque du poète, du critique. De l’homme aussi, intuitif, perspicace, subtil, fraternel. Celui à qui Charles Bertin, son ami de longue date, l’introduisant à l’Académie au seuil de l’été 1974, lançait : «Ce qu’il y a de merveilleux en vous, c’est cette volonté inlassable de vérifier en toutes circonstances s’il est vrai, comme l’affirment les grandes personnes, que le bonheur est réellement impossible.»

Lui-même glissait cette confidence, en recevant Pierre Mertens : «Je ne suis pas doué pour le scepticisme, qui est une manière d’écarter ce qui peut être vrai.»

Pas doué pour le scepticisme, cher Jean Tordeur, mais pour l’acuité de la pensée, l’intelligence du cœur, l’élégance du ton.

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°159 (2009)