Jean-Philippe Toussaint est doublement présent en cette rentrée littéraire : il fête les vingt ans de La salle de bain, son premier roman, réédité par Minuit dans sa collection de poche, et il sort son huitième livre, Fuir, roman de la maturité dont les brillantes qualités stylistiques nous en enchanté.
Jean-Philippe Toussaint est souvent considéré comme un écrivain léger et humoristique, auteur de romans minimalistes au titre décalé et incongru. Pourtant, dès La salle de bain, le premier d’entre eux, il était possible d’apercevoir, sous les apparences, une certaine gravité lestant son propos. En 2002, Faire l’amour, le récit d’une séparation douloureuse, a marqué un tournant à cet égard, dans la mesure où l’angoisse voilée jusque-là passait au premier plan. Fuir s’inscrit dans la lignée de Faire l’amour : on y retrouve d’ailleurs les mêmes personnages, le narrateur et Marie, durant l’été qui a précédé leur séparation. Cette fois, le doute n’est plus permis : Toussaint développe une œuvre des plus ambitieuses, dont les thèmes, loin d’être superficiels et insignifiants, se distinguent par leur profondeur et leur degré d’urgence.
Fuir peut en effet être décrit comme un roman philosophique traitant de la mort et du temps qui passe, de l’immobilité et du mouvement ainsi que du rapport de l’individu à la réalité. La forme romanesque utilisée illustre, pourrait-on dire, l’absurdité de l’existence : les deux premières parties du roman se déroulent en Chine et l’auteur suit un Chinois et une Chinoise sans comprendre ce qui se passe autour de lui – tel le Fabrice de La Chartreuse de Parme durant la bataille de Waterloo. Le récit avance par fragments, au gré d’une narration linéaire qui mime les perceptions du narrateur et qui élève chaque début de paragraphe au rang de commencement absolu. Des intrigues amoureuses ou policières se nouent et se perdent dans le flux des notations concrètes, comme pour nous montrer que le sens du monde ne nait que de notre regard.
Tout aussi bien pourrait-on parler de ce roman, dans le diptyque qu’il forme avec Faire l’amour, comme d’une tentative de description des nouveaux rapports unissant l’homme et la femme. Rapports à inventer chaque jour, dans une époque où les rôles ne sont plus clairement institués et où les couples se brisent non plus par usure des sentiments, mais au contraire dans un excès de sentiments, dans un tourbillon angoissant de passions contradictoires. La troisième partie, qui se passe à l’île d’Elbe et qui voit le narrateur retrouver, fuir, perdre et rechercher Marie, est la plus intéressante à cet égard.
Un écrivain du présent
En élargissant le propos, c’est une vaste peinture du monde contemporain qu’il est possible de voir dans ce roman. Monde global qui rapproche les États, tout en créant de nouvelles frontières en leur sein. En Chine, le narrateur observe aussi bien les traces d’une misère immémoriale que des expos d’art contemporain comparables à celles de New York ou de Venise. Il arpente à Pékin des rues fourmillantes traditionnelles avant de pénétrer dans un quartier lumineux appelé Las Vegas. Monde dans lequel « les choses » jouent un rôle encore bien plus déterminant qu’à l’époque où Perec publiait un prophétique premier livre. Après avoir consacré un roman au phénomène de la télévision, Toussaint réfléchit cette fois au téléphone portable, objet d’angoisse, qui donne l’occasion d’une longue phrase simultanéiste digne de Proust. Dans un train entre Shanghai et Pékin, le narrateur reçoit un appel de Marie demeurée à Paris : « Les yeux fermés et sans bouger, j’écoutais la voix de Marie qui parlait à des milliers de kilomètres de là et que j’entendais par-delà les terres infinies, les campagnes et les steppes, par-delà l’étendue de la nuit et son dégradé de couleurs à la surface de la terre, par-delà les clartés mauves du crépuscule sibérien et les premières lueurs orangées des couchants des villes est-européennes, j’écoutais la faible voix de Marie qui parlait dans le soleil du plein après-midi parisien et qui me parvenait à peine altérée dans la nuit de ce train, la faible voix de Marie qui me transportait littéralement, comme peut le faire la pensée, le rêve ou la lecture, quand, dissociant le corps de l’esprit, le corps reste statique et l’esprit voyage, se dilate et s’étend, et que, lentement, derrière nos yeux fermés, naissent des images et resurgissent des souvenirs, des sentiments et des états nerveux, se ravivent des douleurs, des émotions enfouies, des peurs, des joies, des sensations, de froid, de chaud, d’être aimé, de ne pas savoir, dans un afflux régulier de sang dans les temps, une accélération régulière des battements du cœur, et un ébranlement, comme une lézarde, dans la mer de larmes séchées qui est gelée en nous ».
Les écrivains qui parlent vraiment d’aujourd’hui, de ce qu’aujourd’hui a de spécifique, sont somme toute assez rares. Jean-Philippe Toussaint le faisait naguère avec pudeur, en sa cachant derrière l’humour, jouant du contraste entre le prosaïsme contemporain et la pureté de sa langue. Il nous faisait rire en énumérant des noms de coureurs cyclistes, par exemple. Dans Fuir, le sport, en tant que symbole du contemporain, est envisagé de façon sérieuse : une scène mémorable voit le narrateur jouer au bowling pour pallier son angoisse – les règles du jeu constituent un espace commode et, pendant un instant, semblent donner un sens à la vie dans un monde sans dieu.
Il est encore loisible d’analyser Fuir comme une réflexion en acte portant sur la littérature romanesque, plus précisément sur les liens contradictoires unissant le réalisme et la recherche formelle. Les descriptions sont nombreuses, précises, détaillées, qu’elles s’attachent aux objets, à la nature, aux mouvements des êtres humains ou aux rues d’une ville traversée à vive allure. Mais leur rôle ne se limite pas au réalisme : elles ne se contentent pas de produire l’effet de réel décrit par Barthes, c’est-à-dire qu’elles ne servent pas à nous faire croire au récit qui nous est raconté. Au contraire, elles deviennent presque irréelles à force de précision et participent au sentiment de distance ressenti par le narrateur vis-à-vis d’une réalité qu’il ne comprend pas. En outre, elles donnent lieu à de longues phrases majestueuses, qui valent pour elles-mêmes et qui procurent un plaisir poétique pur : celui d’une langue pleinement maitrisée.
Interview express : questions d’écriture
Le Carnet et les Instants : Pouvez-vous nous parler de votre style ? Comment écrivez-vous ?
Jean-Philippe Toussaint : Au départ, la phrase est assez immédiate. Puis je la développe, j’ajoute des parenthèses. Des bifurcations apparaissent et cela devient assez complexe. Parfois, la phrase va très bien comme ça et je m’arrête là. Mais, souvent, au terme d’un processus assez long, il m’arrive de songer : « Que veux-tu dire exactement ? Tu ne veux pas me le dire simplement ce que tu es entrain d’écrire ? » Et je tends alors vers la simplicité.
Quand un livre est paru, avez-vous parfois encore envie de le retravailler ?
Non. Je cherche à retravailler un livre jusqu’au bout. Mais une fois qu’il est fini, je n’ai aucune tentation de faire une nouvelle édition et de changer quoi que ce soit. La traductrice tchèque de La télévision a remarqué une espèce de faux raccord : le narrateur s’assied dans un canapé et, quatre pages plus loin, il se relève d’une chaise. Je lui ai répondu : « Les mots ‘canapé’ et ‘chaise » doivent exister en tchèque aussi…. » et elle a traduit tel quel. Si on m’avait fait remarquer ce faux raccord au moment où le manuscrit circulait, je l’aurais corrigé.
Pourquoi écrivez-vous par fragments ?
La fragmentation est apparue par hasard au début de l’écriture de La salle de bain. J’ai écrit deux pages. La première image était le courrier sous la porte. Puis, dès la deuxième page, le narrateur s’installait dans la salle de bain. J’ai pensé que je devais commencer par cette seconde scène. J’ai déplacé les paragraphes en les numérotant. Ensuite, j’ai réfléchi et j’ai trouvé cela intéressant. Chaque fois que quelque chose s’installe, on s’arrête, comme pour dire « c’est de la littérature »… Je n’ai pas utilisé de numérotation dans mes autres romans, parce que cela me paraissait un peu trop systématique. Par contre, je n’ai jamais été à la ligne : j’ai toujours sauté une ligne après avoir terminé un paragraphe.
Laurent Demoulin
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°139 (2005)