« Tout Maigret » en dix volumes !

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Michel Carly

Pour le septante-cinquième anniversaire du plus célèbre des commissaires, les éditions Omnibus proposent la première intégrale de Maigret : 75 romans et 28 nouvelles réunies en dix volumes selon la chronologie de leur écriture…

Le Carnet et les Instants : Depuis plusieurs années, Michel Carly, vous avez préparé, préfacé, annoté, illustré et supervisé cette entreprise véritablement « simenonienne ». Quel est le principal intérêt de cette nouvelle édition ?
Michel Carly :
Lire les enquêtes de Maigret dans des éditions diverses nous prive d’une perception majeure : comprendre que la carrière du commissaire forme un tout cohérent, où chaque enquête enrichit sa pensée, son vécu, ses propres territoires, sa connaissance de l’homme. Dominique Vincent, directrice des Editions Omnibus, et moi avons voulu une publication dans l’ordre chronologique d’écriture, et non de parution. Avec les notes liminaires et bibliographiques, cela permet de découvrir l’évolution du personnage de Maigret comme de l’écriture de Simenon.

Par exemple ?
Le premier Maigret, celui des années 1930, est d’abord un Maigret « physique » : il empoigne vigoureusement un coupable, pratique même le pugilat, échange des coups de feu, est prêt à succomber au charme d’Else Andersen dans La Nuit du carrefour, pédale des kilomètres dans Le Charretier de la « Providence »… Vient alors le Maigret des années de maturité, de 1947 aux années 1960 : il se rapproche alors de l’esprit des « romans durs » de Simenon, il s’interroge sur notre condition d’homme, la valeur de la justice, la culpabilité, la sincérité des avocats, son propre rôle de policier… Comme un personnage de Claude Sautet, il s’inquiète de son corps qui vieillit, se demande s’il n’a pas oublié de vivre sa propre vie à force d’endosser celle des autres ! Voilà une superbe réflexion qui me touche beaucoup et que la plupart des lecteurs s’étonneront de trouver dans Maigret s’amuse. Et puis, comme si l’écriture des « Maigret » suivait un véritable rythme biologique, il y a le policier des dernières années qui se sent fatigué et amer, qui doute et connaît des échecs. Il s’endort devant son téléviseur, se demande parfois s’il a encore quelque chose à prouver… ou à trouver !

Les lieux des enquêtes évoluent-ils aussi ?
Notre iconographie le montre bien : tout l’arrière-plan évolue peu à peu lui aussi. La campagne française quitte son isolement, Paris découvre les embouteillages, les Maigret installent la télévision, la restructuration de la police bouscule le commissaire face aux nouveaux flics sortis des écoles. Ainsi, dans Maigret et le tueur, écrit en 1969, on retrouve des traces discrètes des événements de Mai 68. On rencontre aussi des hippies, de la musique pop dans les derniers « Maigret ». Je crois qu’on a trop souvent oublié de lire vraiment Simenon…

Chacun n’a-t-il pas son Maigret dans la tête ?
Sans doute… Mais les adaptations télévisées ont occulté la richesse et la vraie épaisseur du personnage. Bien sûr, la pipe, la blanquette de veau, les sandwichs et les demis de la Brasserie Dauphine nous rendent Maigret familier. Mais il mérite mieux ! Il est temps d’en découvrir d’autres aspects plus essentiels : le « regretteur d’hier » dominé par l’enfance, le Maigret médium en auto-hypnose, l’époux attentif ou macho qui aime l’intimité des strip-teaseuses, le Maigret qui vieillit, le confesseur laïc, le père de ses inspecteurs, le « raccommodeur de destinées », le policier-médecin qui sent que le meurtrier attend de lui un remède pour se supporter lui-même, pour se sauver, garder sa dignité… Là, on est au cœur du personnage. En fait, Maigret a un bureau, une médaille, un statut de policier, mais ce n’est pas un policier.

Vous avez choisi de nombreux documents photos inconnus ou méconnus pour occuper les seize pages d’iconographie de chaque volume ; leur intérêt dépasse l’anecdotique ?
Simenon a cadré environ neuf mille personnages dans plus ou moins mille huit cents lieux différents de par le monde. Montrer les lieux réels où se déroulent les enquêtes, tels qu’ils sont encore ou qu’ils ne sont plus, c’est une  « première ». Toutes ces cartes postales illustrées d’époque, ces photographies actuelles recréent l’univers de Maigret en France, en Belgique, en Hollande, en Amérique… Ce qui force la réalité de Maigret, c’est aussi cette géographie identifiable.

Vous intitulez votre préface « Maigret, notre contemporain »…
Simenon a imaginé Maigret en dehors du temps, le plus souvent fort loin de l’empreinte de l’Histoire. Le regard humaniste de Maigret interroge notre propre humanité qui conserve les mêmes angoisses, les mêmes doutes, les mêmes ambitions, les mêmes faiblesses : être coupable, passer la ligne, aimer, tuer, fuir… Qu’importe l’époque, la décennie, le métier d’homme reste difficile. D’ailleurs, les policiers actuels que j’ai interrogés et dont vous trouvez les témoignages dans ma préface se reconnaissent tous dans Maigret.

Quel est l’aspect le plus actuel des « Maigret » ?
Le regard sur la justice ! Celui de Maigret tend un piège qui s’inquiète du rôle croissant et dangereux des psychiatres dans les procès, celui de Maigret aux assises qui se demande si on peut résumer toute une vie d’homme dans l’étroitesse d’un dossier ou d’un procès. Ce qui inquiète surtout Maigret, c’est que les juges, qui sont d’une caste, d’un rang social, d’une formation élitiste, sont en esprit et en mentalité trop éloignés des coupables qu’ils ont devant eux, et donc incapables de les comprendre, d’entrer dans leur drame, dans leur vie. C’est tout le débat actuel de la justice, surtout depuis les tragiques erreurs d’un procès comme celui d’Outreau.

Dans votre préface, vous abordez aussi des éléments méconnus sur la création du commissaire…
J’y fais d’abord le point à propos du premier « Maigret » signé sous pseudonyme puis signé Simenon. Ensuite, à partir de mes recherches aux archives Simenon de Lausanne et à la Bibliothèque historique de Paris, j’apporte des éléments inédits à propos des photographies des couvertures en montrant pour la première fois l’importance du travail de création d’André Vigneau… et de Simenon lui-même. Même aspect inédit quant au rôle exact, plus actif que ne l’a dit Simenon, de l’éditeur Fayard dans le lancement des premiers volumes.

Quels « Maigret » conseilleriez-vous comme lecture scolaire à un professeur de français ?
Maigret et le tueur, dont la victime est un jeune étudiant ; Maigret tend un piège, qui permettra un débat sur les tueurs en série ; Les Mémoires de Maigret, en invitant un représentant de la police d’aujourd’hui en classe…

Quels sont les titres de vos « Maigret » préférés ?
Très difficile ! Cela  change avec l’âge… Citons L’Affaire Saint-Fiacre, pour sa fidélité aux sensations de l’enfance ; Maigret s’amuse, pour l’intimité du couple Maigret dont on ne parle jamais, et pour la jouissance de traverser Paris en tous sens et au soleil ; Maigret chez le coroner, parce qu’il me rappelle les milliers de miles parcourus sur les traces de Simenon aux Etats-Unis en compagnie de John Simenon, le fils du romancier.

Une expérience fondatrice pour vous…
Redécouvrir le père à travers le regard, les mots, mais surtout les silences du fils, c’est assez unique ! Et, au bout de la route, nous étions devenus amis… C’est ainsi qu’est né mon ouvrage Sur les routes américaines avec Simenon !

En vous lisant, en vous écoutant, on comprend combien Maigret fait partie de votre vie…
Bien sûr ! C’est d’abord mon meilleur guide dans Paris ou en province française. Et puis surtout, Maigret me donne le juste éclairage quand j’apprends par les médias une affaire criminelle. Je sais que, malgré la vogue des « experts », ce sera toujours des hommes qui enquêteront sur des vies d’autres hommes. Que l’homme ne change jamais, que ses pulsions l’entraîneront toujours à « passer la ligne », comme disait Simenon. Maigret m’apprend enfin la quiétude, la recherche de la sérénité et du simple plaisir de vivre.

Christian Libens


Georges SIMENON, Tout Maigret, préface, notes et iconographie de Michel Carly, Omnibus, parution mensuelle depuis février 2007, dix volumes de 960 pages, 24,50 €


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°147 (2007)