Trois portraits d’écrivains

jakar moreau

Le portrait d’écrivain est un genre difficile. S’il est possible de filmer un plasticien au travail, on conçoit tout autant qu’il soit malaisé de montrer un écrivain à l’œuvre (que filmer ? et comment ?), a fortiori de donner à voir le travail de la création littéraire. Trois films consacrés à trois de nos auteurs, diffusés sur les ondes d’Arte et de la RTBF, ont relevé ce défi.

Il ne s’agit pas d’une commande de producteur mais d’une coïncidence étonnante. Au même moment, trois cinéastes ont choisi de filmer trois écrivains (un quatrième film, consacré à Gaston Compère, est en cours de production). Ils ne se sont pas concertés et n’ont obéi à aucun cahier des charges. Seule la rencontre élective, avec une œuvre, avec un homme, a déterminé l’existence de leurs films. Entre Marcel Moreau, William Cliff et Eugène Savitzkaya, on peut difficilement imaginer univers et personnalité plus dissemblables. L’approche varie donc d’un film à l’autre en fonction de l’auteur choisi. William Cliff, poëte de Gérard Preszow, Narcisse aux chiens de Marie André et Moreau de Michel Jakar n’entretiennent pas moins quelques parentés, ne serait-ce que le refus de l’entretien filmé, de la biographie en images et de l’explication de textes.

Non qu’ils évitent toujours les lieux communs qui accompagnent la représentation de l’Auteur à l’écran, et n’appellent pas çà et là quelques réserves. Sans s’y attarder outre mesure, on pourra faire grief au film de Gérard Preszow d’une illustration quelque peu naïve et littérale. Plus irritant, celui de Michel Jakar pèche par la poste esthétisante et une certaine infatuation de la forme, dont l’aspect répétitif fait un écho redondant au caractère obsessionnel de l’œuvre de Moreau (et j’entends bien que c’est une option délibérée du cinéaste, mais un effet peut être voulu et manquer son but). Narcisse aux chiens enfin embarrasse çà et là par une volonté de poétiser à toute force les menus événements de la vie courante, d’emphatiser le quotidien pour le rendre exceptionnel en refabriquant au tournage une spontanéité qu’il suffisant de laisser advenir, ce qui donne à plus d’une scène un côté emprunté un peu gênant.

Cela dit pour n’y plus revenir, car les films d’André, Jakar et Preszow, réalisés en proximité avec les trois écrivains, savent leur ménager un réel espace d’existence à l’image. Le travail de l’écrivain étant peu cinégénique si on le compare à celui du peintre, par exemple, la plupart des portraits d’écrivains que l’on peut voir à la télé se limitent à tenir un discours « sur ». Gérard Preszow, Michel Jakar et Marie André ont fait un autre pari : celui de filmer, littéralement, la parole, le verbe, par une effraction dans l’image d’un texte qui, traditionnellement, aurait été dit off. William Cliff lit deux de ses poèmes, Moreau passe ses textes à travers son gueuloir, Savitzkaya écrit à voix haute. Tous les trois paraissent traversés par leur propre parole et non maitres d’elle. Jamais il ne s’agit pour les cinéastes d’ « expliquer » les auteurs au spectateur. Leur vérité subjective sera mise au jour non pas en les soumettant à la question mais par une certaine manière d’accompagner leur présence.

Singularité des corps

De William Cliff, on retiendra une certaine façon de se lover dans l’intimité de la lecture et de nouer avec son « auditeur » une relation privilégiée – le caractère autobiographique des textes lus concourant à cette familiarité. Toute personne ayant assisté à une lecture publique sait d’expérience qu’un auteur n’est pas nécessairement le meilleur lecteur de ses textes. Mais aussi qu’il passe là, jusque dans les accidents et les maladresses d’élocution, quelque chose d’unique qu’on ne retrouvera pas dans une lecture professionnelle proprement exécutée. La posture, le regard, la diction et le grain de la voix, en tant qu’ils sont porteurs d’une singularité inimitable, sont déjà la promesse d’un monde.

Si la parole est de l’ordre de la mémoire et de la transmission orale chez Cliff, elle est de l’ordre de la possession et de la profération chez Marcel Moreau. De ce dernier, c’est une présence monolithique qui s’impose, que renforce paradoxalement l’abondance des gros plans morcelant le corps de l’écrivain, avec une prédilection pour l’isolement du visage – masque prodigieux mangé par la barbe et les cheveux, et que transperce un extraordinaire regard d’oiseau de proie – et de la main. Mains à plume et à cigarillo, matière verbale triturée d’une graphie fiévreuse, la blancheur de la page se confondant avec celle de l’écran qu’elle emplit tout entier, comme pour enfermer l’écrivain dans les rets de sa propre écriture. La voix de Moreau se fait l’écho de ce combat et l’écrivain, livré au vertige des mots, d’avouer être passé de l’ivresse à la pathologie verbale : « Suis-je malade, ou est-ce les mots qui me rendent malade ? »

Ce qui frappe en premier lieu enfin, chez Savitzkaya, c’est une timidité manifeste devant la caméra, qui fait de lui un corps improbable comiquement encombré de lui-même, conscient de se vivre comme l’objet d’une fiction et donc en porte-à-faux, un burlesque qui ne s’ignore d’ailleurs pas tout à fait : il faut le voir se relire à voix haute en pyjama ou apostropher son voisin Izoard à propos de gouttière. Le sujet de Narcisse aux chiens, ce pourrait être le mystère de la vie quotidienne tel qu’il apparait à un observateur qui cherche à le découvrir en toute chose et derrière chaque mot, et c’est pourquoi l’on est tenté, à propos de Savitzkaya, de parler d’une écologie de la création. La vie comme elle va, surveiller la pousse du lierre, veiller à l’entretien de la maison, visiter un ami, équeuter les haricots, inventer des comptines, tout cela participe à l’œuvre en train de s’écrire, pas à pas, mot à mot. Si cela ne va pas sans plaisir – un plaisir qui admet une pointe de dérision subtile – cela ne va pas non plus sans souffrance. Et s’il cultive l’écriture comme on cultive son jardin, Savitzkaya s’interroge aussi continuellement sur la difficulté qu’il y a à restituer par écrit les moments intenses de l’existence. La simplicité dans l’expression n’est pas donnée d’emblée, elle ne s’atteint qu’au prix de perpétuelles reprises. Très belle, parce que sans apprêt et qu’elle nous mène insensiblement au cœur de l’œuvre en train de s’élaborer, est la scène où, seul dans la nuit, Savitzkaya relit à voix haute ses petits carnets et « teste » chacune de ses phrases, à la recherche de la nuance exacte, de la musique juste.

Comment la parole investit un corps, entre absence et présence, ce pourrait être le trait d’union de ces trois films. Il est un autre mouvement qui leur est commun, mouvement qui va du lieu de l’écriture (les trois écrivains sont filmés chez eux, et loin d’avoir un statut de décor neutre, cet intérieur vit sa vie propre à l’écran) vers le monde. Le verbe de Moreau émigre dans la lande désolée, celui de Cliff voyage sur d’autres lèvres, mis en musique par Arno, traduit en d’autres langues, celui de Savitzkaya semble gagner par contagion tous ses comparses avant de se déployer en une frise humaine arpentant un champ face à la caméra, dans un concert polyphonique de voix qui s’appellent et se répondent. Comme un partage offert, une dernière invite au lecteur à faire siens à son tour les mots de l’écrivain.

Thierry Horguelin


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°98 (1997)

Bande annonce de « Narcisse aux chiens »