Poésie(s) au Taillis Pré
Pierre DELLA FAILLE, Poète retiré, anthologie, choix et présentation de Jacques Crickillon, Taillis Pré, coll. « Ha ! », 2008
Roger FOULON, Routes du poète, Taillis Pré, 2008
Jean-Claude PIROTTE, Avoir été, Taillis Pré, 2008
Un faux pas dans le désert n’a jamais tué personne
Jean-Claude Pirotte
« Le vrai poète doit être un déplaceur de bornes », affirmait avec force Pierre della Faille. Mais il arrive que les poètes cherchent plutôt à déplacer les lisières qui sont en eux. Certains y parviennent puis se taisent. D’autres vont chercher plus loin, dans la révolte ou dans la fuite. D’autres encore ne déplacent rien, semblant avoir reçu pour viatique la sérénité. Loin des chapelles poétiques, le Taillis Pré, sous la houlette d’Yves Namur, est une maison d’hôte accueillante pour les uns et les autres, pour les « vrais » poètes qu’on avait failli oublier, comme pour ceux qui comptent aujourd’hui et enfin pour ceux qui s’en vont sur la pointe des pieds.
Pierre della Faille est du nombre des poètes qu’il faut redécouvrir d’urgence. Grâce à ce copieux volume anthologique, c’est même d’une véritable résurrection qu’il s’agit. Déjà Liliane Wouters et Alain Bosquet avaient naguère attiré l’attention sur cette œuvre, élaborée en retrait des courants. Dans une éclairante préface, le poète Jacques Crickillon retrace le parcours de ce franc-tireur de notre poésie, dont il a tôt défendu l’œuvre, à l’instar d’André Miguel et de Fernand Verhesen. Né en 1906 – comme Curvers ou Chavée – issu d’une famille d’aristocrates italiens, Pierre della Faille rencontre, à l’âge de 42 ans, exactement à la moitié de son existence, « Belle », Isabelle Vital et rompt définitivement avec son milieu bourgeois.
S’ensuit une œuvre importante dans laquelle l’éclaireur de conscience que se veut della Faille ne partage jamais des certitudes mais des doutes ; car il est de ces poètes qui veulent sauver l’homme de l’uniformité, de la robotisation pour qu’il reste habitable.
Vers libres, poèmes en prose métaphoriques, dialogue et narration, lyrisme et réalisme ensemble, l’écriture de della Faille ne se limite pas à un seul ton… Tout au long de cette précieuse anthologie, on suit ce poète indigné au souffle puissant, inventeur de mythologies, de rituels et de lieux de légende comme antidotes au monde contemporain qui le hérisse. Toute son énergie, il la dirige vers l’élévation et l’ascèse. Il propose, propulse, dans une infatigable dynamique, un homme du futur, « successeur de l’homme trop petit pour son destin », en quête de divinité humaine.
Une colère anime cet admirateur de René Char, une méfiance envers toute forme d’asservissement de l’individu, comme on le voit dans cet extrait du Mythe de Gold Archibald, symbole transparent de l’or et du pouvoir : « Dans son masque à gaz, pour la science et le confort, chacun emporte son picotin et peut le brouter sans quitter le travail. / Qu’importe si cela tue la parole ! Tout le monde sait qu’elle n’est que source de discorde, et seul le chef a le droit de hennir / électroniquement »
L’ouvrage comporte non seulement un choix judicieux parmi quinze recueils (de 1953 à 1986), mais aussi une section finale « Sur la poésie » qui regroupe des textes théoriques et une suite d’entretiens avec Jean-Luc Vernal dans lesquels le poète se livre sur ses engagements et ses questionnements : « Le temps viendra où nous aurons vu éclater le temps, les distances et la vitesse – l’absolu de la vitesse étant l’immobilité, puisqu’on serait arrivé avant que d’être parti » et aussi « La technologie est moins affolante que l’éthique, bien qu’elle l’ait largement dépassée – pour un temps que je vois court. » Ces propos furent tenus en 1970 ! Quelqu’un a dit visionnaire ?
De Corse où s’écoulèrent ses dernières années, Pierre della Faille écrivit ses mots à son ami Jacques Crickillon : « Le combat dans lequel les poètes sont engagés est difficile. Ils n’ont accès qu’à leur solitude, mais ils sont responsables de l’avenir. Ils doivent juger pire, accuser, disons même formuler la malédiction. »
Dans un tout autre registre, Jean-Claude Pirotte nous offre un recueil, une sorte de libre ballade, envoi compris, d’une grande beauté, pétrie de tristesse et de gaîté. Depuis plus de quarante ans, cet écrivain, nostalgique sans plus d’illusions, charme par une poésie dont Marcel Thiry encouragea les débuts, et distille une petite musique qui ne laisse jamais indifférent. Et le lecteur se prend parfois à imaginer que Georges Perros et Guillaume Apollinaire se sont donné rendez-vous au chevet de cette voix : « que croit-il vaincre ? son ennui ? / la marâtre qui l’a maudit ? / la mégère de ses soucis ? la mort captive en son sourire / il lui dit je ne veux guérir / qu’à la condition de gravir / les marches noires du passage / et les rideaux sourds de la pluie / je suis prêt pour le grand voyage ». Que l’on ne s’y méprenne pas : poète du plaisir et des sonorités, Jean-Claude Pirotte n’imite jamais les anciens ; les anciens l’accompagnent.
Ironique et tendre, entre sourire et tristesse, Jean-Claude Pirotte prétend que « l’écriture est la quête d’un vin qui n’existe pas ». On le croit volontiers et on écoute encore ces vers d’une chanson enivrante, pour la plupart octosyllabique : « À quoi tu penses rémouleur / ta roue aussi tourne en grinçant / et c’est le surin du voleur / d’enfants que sans fin tu aiguises / et tu portes sous ta chemise / la croix des anciennes corvées / là-bas dans le pré se déguise / l’épouvantail que tu crois / reconnaître à chaque saison / mais c’était dans une autre vie / un autre temps un autre espace / en somme avant la Création. » Romancier, le poète se plaît bien sûr à narrer des histoires. Ce recueil va se conclure dans un poème aux tonalités fantastiques où il est question des fantômes d’un détective, d’une blonde éclusière et d’un pêcheur… Et celui-ci, en conclusion de cette fable improbable, de constater « que le bonheur d’être n’était / que le malheur d’avoir été ». C’est que Pirotte, qui avoue pratiquer un « mauvais art de la fugue, marqué du plus médiocre romanesque », parle aussi à l’occasion la langue des revenants, dialoguant au passage avec les poètes qu’il aime (Du Bartas ou Yves Martin).
« Je fais l’école buissonnière / Sous la tendresse de tes mains, / Tout y est chaud comme ton souffle / Quand je t’aime par grands orages. » Comme par contraste, à l’opposé de ces poètes de la marge, le Taillis Pré publie également Roger Foulon, qui aura chanté toute sa vie la poésie dans ses états les plus quotidiens. Les poèmes de « Routes du poète » sont classés par section (dans ma maison, dans mon jardin, dans mon jardin, dans la poésie, dans l’amour…), comme pourraient l’être les chambres d’une maison où il fait bon vivre et aimer. Le poète-éditeur du Spantole, qui vient de nous quitter, n’a nul besoin de situer au loin, voire de déplacer, ses bornes poétiques. Il aura écrit par centaines des poèmes terrestres, prosaïques, tendus vers l’espoir d’un dieu, en nous donnant à lire sa glorification des heurts et des bonheurs de la vie comme elle va. Ce recueil dense peut se lire comme un testament dans lequel le poète, hédoniste tranquille, élégiaque sans fracas, signe dignement ses adieux. Dans la lignée de Tchékhov, Foulon suggère « presque insidieusement », selon Liliane Wouters. Ce poète mélancolique décrit en effet à merveille le fugace paysage des êtres et des choses, comme dans ce magistral temps de la moisson, que l’artisan-poète de Thudinie nous offre en don ultime : « Le vert ondoie et porte vagues / Aussi loin que la terre va. / Puis, le ciel monte, étale et calme./ Du maïs tremble. Et c’est un geste / Qui met de l’or parmi la mer./ Au fil des jours, l’or sera maître / De tout l’espace jusqu’au ciel./ Et l’on viendra faucher la mer / Comme en nous lame fait de vie / Quand l’âge blesse l’étendue. »
Quentin Louis
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°154 (2008)