Un fou noir au pays d’André Baillon
Pie TSHIBANDA, André Baillon, le Belge de Marly, Luc Pire, 2009
Pie Thsibanda, Congolais en exil qui s’est fait connaître chez nous comme conteur et écrivain, est aussi psychologue de formation. Il vit en Belgique depuis une quinzaine d’années et il continue avec succès et pour notre plus grande joie de scruter notre univers de son regard d’ailleurs avec ce mélange bien dosé de lucidité critique et d’innocence amusée. Il part ici à la recherche de la personnalité d’André Baillon, celui qu’on appelait un homme de couleur en raison de sa chevelure rousse.
Parti sur ses traces à Marly (France), là où il a notamment vécu et où il est enterré, Tshibanda a retrouvé la tombe de Baillon, qui porte la simple mention de romancier gravée dans la pierre. Et a mûri en lui le projet de revisiter le « cas » de cet homme de lettres dont le nom reste associé à la manifestation de troubles psychiques profonds (un centre de santé mentale liégeois porte d’ailleurs son nom). Mais peut-on se risquer à faire une analyse clinique en se fondant sur l’œuvre d’un écrivain et sur ses données biographiques plus de 75 ans après sa mort ? Le pari n’est pas évident et la prudence reste de mise. C’est pourquoi l’auteur convoque les principaux écrits disponibles et ceux, plus précis, qui ont abordé le Belge et son œuvre sous l’angle psychologique. Il en propose une analyse synthétique mais complète au même titre qu’il prend soin de redéfinir les troubles de santé mentale les plus courants.
Reprenant les faits essentiels de la vie de Baillon, il en isole les plus significatifs : la perte précoce de ses deux parents, le peu d’affection reçue de la tante qui l’élève, l’éducation chez les Jésuites, la révolte qui gronde et qui ne le quittera plus. Ses conquêtes féminines successives et simultanées, son recours aux prostituées. Et puis surtout cette culpabilité sourde qui le taraude, même dans ses moments de grande audace. Anticonformiste, Baillon campe des personnages qu’il assimile lui-même à sa propre personne et à ses proches, multipliant les signes de reconnaissance (proximité des noms, métiers, situations). Ses romans sont ici revisités sous l’angle de la santé mentale et confrontés aux données biographiques. Sa vie illustre ce que Tshibanda nomme « la tyrannie du plaisir sexuel », il tente de se suicider à 5 reprises,
est en proie à la perversité et à l’agressivité et est hospitalisé en service psychiatrique. Mais il a toujours fait preuve d’une lucidité sans faille sur son propre état, sur ses fragilités, ne perdant pas vraiment le contact avec la réalité qui caractérise les troubles les plus profonds. Ses livres restent comme des confessions qu’il livre au regard des autres. Mais s’il est prudent de rappeler que « l’auteur a plus d’épaisseur que le personnage censé le représenter dans l’œuvre », cette recherche détaillée conduit à formuler l’hypothèse que l’écriture a pu servir pour lui de rempart ultime contre un glissement total. Mais n’est-ce pas souvent le cas ?
Thierry Detienne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°158 (2009)