Josyane Vandy, Jeanne et Michel de Ghelderode

Dans l’intimité de Jeanne et Michel de Ghelderode

Josyane VANDY, Jeanne et Michel de Ghelderode. La guerrière et l’archange, Racine, 2012

vandy jeanne et michel de ghelderodeC’est une photographie de Jeanne à vingt-trois ans, son regard interrogateur et grave où elle a cru lire un appel, qui a suscité, chez la journaliste Josyane Vandy, l’impérieux désir de découvrir celle qui fut durant près de quarante ans la compagne de Michel de Ghelderode. « Femme de l’ombre », présence vigilante mais discrète qu’elle a voulu mettre en lumière pour, à travers elle, écrire « la biographie intime d’un couple », dont, au départ, elle ignorait tout.

Elle dessine le portrait d’une femme avant tout énergique, intelligente, ambitieuse, clairvoyante, réaliste. Franche et directe, sans manières ni détours. Joyeuse, volontiers espiègle (« l’humour de Jeanne c’est l’une des clefs du couple qu’ils vont former »). Jalouse aussi, « ce sentiment qu’elle tentera de cacher, d’apprivoiser, sans succès. Même au-delà de la mort. »

« Complexe alliage de femme de tête et de fillette joueuse », Jeanne tiendra son rôle d’épouse d’écrivain à sa manière : « Ni muse ni inspiratrice, mais pilier d’un intérieur de tendresse. Vestale plus que Vénus, discrète Pénélope tissant autour de la table d’écriture de son mari un filet d’ivoire ». Protectrice de plus en plus indispensable à mesure que s’altère la santé de l’époux, que s’exacerbent sa solitude (combien d’amis disparus ou avec lesquels il a rompu…), son amertume.

Dans son ardente conviction du rôle précieux (majeur ?) tenu par Jeanne, Josyane Vandy ne pousse-t-elle pas très (trop) loin la ferveur lorsqu’elle affirme : « Jeanne, femme, amante, mère et âme sœur. Elle endosse la totalité des rôles. Une pour toutes, toutes en une. Au creux d’une telle compagne, il va se réfugier pour écrire en paix. Elle est le ferment, le germe de l’œuvre à venir. Cette femme, qui restera sans enfant, lui permettra d’accoucher de son génie. […] Quelle est sa part, patte aussi subtile qu’invisible, dans l’œuvre ? Sans doute s’y fond-elle, aussi intimement qu’en ce qui lie un homme et une femme. Michel et Jeanne, si fusionnels en chair et en esprit qu’elle y perd son identité. Le « je » de l’écrivain cache un profil de femme fantôme. »

Cette empathie émue permet-elle d’atteindre la vérité d’un être dont on ne connaît que de rares lettres, quelques interviews, témoignages de proches ? Suffit-elle pour lui donner la plume (« Moi, Jeanne de Ghelderode »), se couler dans ses pensées intimes, exprimer ses sentiments dans un dernier chapitre intitulé « J’ai tant pleuré… » où Jeanne, devenu veuve, s’épanche. Forte de sa mission de gardienne intransigeante : « Je me dois à Michel, à son œuvre. Rassembler et recopier les manuscrits inachevés, trier, classer sa correspondance, relire ses agendas, ses carnets de notes…déblayer, corriger, gommer, jeter au besoin. Veiller à sa mémoire. » Habitée de souvenirs entêtants : « La nuit, lorsqu’il cherchait son souffle, je respirais mal, moi aussi, j’étais sans cesse aux aguets. » Toute à sa volonté de sortir de l’ombre son héroïne, de lui rendre pleinement sa place, Josyane Vandy ne peut le plus souvent que s’interroger, supposer, se fier aux intuitions d’une profonde connivence pour tenter de combler les vides dans le tableau. Alors que, pour cerner la personnalité de Ghelderode, elle se fonde sur abondance de documents, sources authentiques au premier rang desquelles sa foisonnante, passionnante correspondance.

Tant et si bien que, au fil de cette histoire de Jeanne et Michel, comme elle les appelle familièrement, tels de vieux et très chers amis, qu’elle nous rend proches, à croire que nous partageons les petits et grands événements de leur existence, les saisons contrastées, éclatantes ou tragiques, la figure qui s’impose est celle de l’écrivain. Cet être ombrageux, tourmenté, hypersensible, rancunier, dont la démesure est le pain quotidien. Qui, avec une sombre véhémence, « se dit anti-Français, anti-Belge, anticlérical, anti-Juif, anti-progrès, anti-démocratie, anti-science, anti-électricité, anti…anti…anti-tout. Opposant compulsif. » On pourrait ajouter anti-Américains, autres boucs émissaires favoris !

Celui qui, hanté par la mort, écrivait à Franz Hellens : « La mer reste la mer. C’est ma guérison, de tous les maux modernes ; et c’est mon réconfort ! C’est la seule chose, j’allais écrire la seule personne, qui me fait oublier la mort. » Et qui saluait le don propre aux femmes de « retenir l’homme sur cette planète, de l’attacher aux choses de ce monde ». Ainsi fit Jeanne…

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°176 (2013)