Le manuel du gai savoir
Raoul VANEIGEM, Avertissement aux écoliers et lycéens, Mille et une nuits, 1995
Les petites Jessica, les Kevin ou les Michaël d’aujourd’hui ne méritent-ils pas, comme les Emile du temps des Lumières, qu’un penseur de première importance s’intéresse au système de leur éducation ? Porteurs, pour les uns, de « l’espoir du monde » (Jean-Paul II), cibles privilégiées sur lesquelles les autres font converger leurs tirs publicitaires, ils sont au centre de toutes les attentions. Il fallait cependant un essayiste aussi respectueux de la liberté individuelle que ne l’est Raoul Vaneigem pour faire d’eux les premiers destinataires d’un Avertissement aux écoliers et aux lycéens propre à éclairer plus d’une lanterne. Il fallait par surcroît l’audace d’un éditeur inventif, Mille et une Nuits, pour leur permettre d’acquérir cet essai pour le prix, en France, de dix préservatifs ou, en Belgique, de deux bâtons de chocolat.
— Quoi ? Ces références vous semblent de mauvais goût ? Mais c’est qu’il s’agit de désir, précisément, et même de gourmandise, à l’égard d’un savoir trop longtemps sevré de la sensualité curieuse qui le justifie. Car, comme il se doit, Vaneigem s’en prend d’abord, avec la verve épigrammatique d’un pamphlétaire de choc, à l’institution scolaire telle qu’elle tente de se perpétuer, « vieux paquebot pédagogique qui fait eau de toutes parts », lors même que le monde ne cesse de changer. Les principes répressifs, carcéraux, sur lesquels se fonde son organisation — comme son architecture, par ailleurs — ne correspondent même plus, sinon par habitude, aux valeurs de la société où s’inscrit l’école, puisque l’évolution même du capitalisme consumériste, comme nous l’explique l’auteur en passant, a sapé « les sacro-saintes valeurs patriarcales, autoritaires, militaires et religieuses qu’avait privilégiées une économie dominée par les impératifs de la production » : un décalage tellement insupportable qu’il n’engendre plus que violence et désabusement. L’école est déjà morte. Vive l’école, donc : mais avec, au milieu, un feu capable d’embraser les esprits et les cœurs, et des maîtres qui acceptent d’y jeter leur autorité pour devenir, auprès des jeunes, de véritables partenaires éducatifs. — Du lyrisme, à présent ? Et pourquoi pas, s’il s’agit de réenchanter l’enseignement, les rapports de chacun au monde et au savoir ? Si la connaissance vise à se réconcilier avec la nature, plutôt qu’à se l’approprier ? On voit pointer ici l’oreille du bon sauvage, cher à Rousseau, et la langue d’une tradition utopique que Vaneigem ne dépare pas. A ceci près que les prescriptions moralistes, chez lui, cèdent la place aux appels toujours renouvelés à la créativité, par quoi seulement l’individu pourra atteindre à la plénitude de son destin. Car mieux qu’aucun autre, l’auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations sait dire l’élan de liberté qui habite chacun : et comment, et pourquoi nous n’avons besoin d’autre roi que nous-même. Les petites Fatima, les Marie, les Jules d’aujourd’hui apprendront-ils la leçon ?
Carmelo Virone
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°89 (1995)