Raoul Vaneigem, Rien n’est fini, tout commence

Conversations autour de l’Internationale Situationniste

Gérard BERREBY et Raoul VANEIGEM, Rien n’est fini, tout commence, avec la collaboration de Sébastien Coffy et Fabienne Lesage, Allia, 2014

vaneigem rien n'est fini tout commenceC’est un ouvrage d’une densité rare, avec une mise en page (et des images) soignée, qui brasse un bon demi-siècle de l’existence de Raoul Vaneigem (Lessines, 1934) et sa participation, à partir de 1961 et jusqu’à son écartement en 1970, à l’Internationale Situationniste. Une plongée dans l’Histoire du XXe siècle, dans l’histoire des idéologies et de l’un de ses derniers mouvements d’avant-garde – même s’il refusait de se reconnaître comme tel. C’est encore une source inédite de documents qui font de ce livre une sorte de voyage dans un monde parfois difficile à concevoir aujourd’hui : avant Mai 68, il existait un petit groupe d’individus célébrant l’utopie, la fête, la boisson, la sexualité libre, pratiquants d’un esprit libertaire. Ce groupe, en même temps, révéla une radicalité théorique intransigeante, une arrogance dogmatique à vouloir transformer le monde, un appétit prononcé pour les procès expéditifs et les exclusions sous tous prétextes qui rappellent plus les méthodes stalinienne et maoïste que les mises à l’écart des surréalistes.

C’est aussi un ouvrage irritant, où il n’y a aucun chapitrage apparent, aucun index des noms, aucune table des illustrations, pourtant nombreuses et souvent peu connues, tracts, affiches, photographies. Un ouvrage inédit encore, car il se constitue d’une longue conversation (trop longue parfois, les questions auraient mérité d’être resserrées) entre l’éditeur Gérard Berréby, passionné par les « Situs », et Raoul Vaneigem, l’auteur du précurseur Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (publié en 1967 chez Gallimard grâce à Queneau et Louis-René des Forêts), qui n’avait jusqu’ici que très rarement accordé d’interviews.

C’est, enfin, un livre contradictoire, où Vaneigem, quoique réfutant toute nostalgie, toute plongée dans l’archivisme mortifère, est sans cesse confronté à des pages anciennes qui ne dressent certes pas un mausolée, mais livrent néanmoins un ensemble de situations, de manières d’être, de vivre et de penser qu’il faut évidemment confronter à un aujourd’hui pas plus favorable qu’à l’époque… D’où une impression curieuse de décalage, comme si la voix de Vaneigem nous parlait malgré tout d’un autre temps. Le paradoxe n’en est que plus fort, quand on mesure l’apport de La Société du spectacle de Debord, du Traité de savoir-vivre… et la mythologie des « Situs » sur la guérilla urbaine ou la révolution, à l’évolution de la philosophie des idées et de leur mise en action – y compris par la violence – durant les (bientôt) cinq décennies qui suivirent.

Dans Rien n’est fini, tout commence, Vaneigem évoque donc son parcours d’adolescent issu d’un milieu modeste de Lessines, où la solidarité ouvrière et l’anticléricalisme font bon ménage avec les soirées arrosées dans les cafés, et où l’idéologie syndicale et socialiste est plus une pratique courante qu’une réflexion théorique. Après des études à l’ULB, Vaneigem commence à travailler (un mot qu’il abhorre encore) comme enseignant à l’Ecole normale de Nivelles, avant d’entrer en contact, par l’intermédiaire du philosophe français Henri Lefebvre, avec Guy Debord, et de se rendre de plus en plus souvent à Paris. La participation de Vaneigem aux grandes grèves de 60-61 est déterminante pour sa façon d’entrer en action plutôt du côté politique qu’artistique, ce en quoi il trouve un allié naturel chez Debord. Le premier groupe de l’Internationale Situationniste sera ainsi vite expurgé de ses membres artistes, à l’exception d’Asger Jorn. Le livre remet également en lumière, par des témoignages, le rôle important d’autres protagonistes, à commencer par Michèle Bernstein, compagne de Debord ayant plus d’humour que lui, seule femme de l’I.S., et, exception, y ayant parole libre, ou encore le Hongrois Attila Kotànyi, René Viénet, Mustapha Khayati. On reste toutefois ébahi du peu de considération envers les femmes et du machisme primaire des « Situs »… Point, avec de nombreux autres « errements du vécu », que Vaneigem a condamnés depuis. « Il est piquant et pathétique de constater que la hauteur de pensée nous autorisait à pratiquer la bassesse ordinaire des bourgeois jouisseurs », note-t-il encore. Sans désespérer, il aimerait aujourd’hui encore contribuer à une autre société, « où l’art de vivre éradiquera le système de profit et d’exploitation dont la faillite se consomme sous nos yeux ».

Alain Delaunois


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°184 (2014)