De l’œuvre au noir à l’œuvre au rouge
Raoul VANEIGEM, Déclaration des droits de l’être humain, Le Cherche-Midi, 2001
Pour vous qui n’auriez lu ni le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, ni Le livre des plaisirs, ni Pour une internationale du genre humain, Raoul Vaneigem dresse, avec une santé insolente et une intacte vigueur de plume, l’inventaire « des droits que chacun […] côtoie le plus souvent sans y accéder — par peur ou ignorance » ; ribambelle de désirs ici devenus, à l’abri de tout contrat, des droits : entre autres à la colère, à la parure extravagante, à la création, à l’innocence, à la poésie de la vie, aux affinités électives, à la paresse, au luxe, à l’erreur, à l’excès et à la modération, au doute et à la certitude, au progrès et à la régression, puisque aussi bien la destinée est dessinée comme un labyrinthe.
En une espèce de longue litanie aux 58 versets (« Tout être humain a le droit de… »), Vaneigem l’insatiable entretient ses grandes espérances, qu’on qualifie ici et là d’utopie, quand celle-ci est « le simple désir de se comporter en être humain », de se soustraire au sursis de la survie. Parvenus à la fin du deuxième « et dernier (prophétise Vaneigem) millénaire de l’ère chrétienne », nous vivons enfin le temps de la mutation, du renversement de la perspective. En témoigne le titre même du livre : puisque l’humanité s’acquiert, se conquiert et s’affine, on passe d’une déclaration des droits de l’Homme à celle des droits de l’être humain, et la phrase de Vaneigem de tisser la métaphore qui assure la transmutation de l’abstrait au concret : « Nous n’avons que trop cédé à l’abstraction qui avance les yeux au ciel et ignore l’abîme qui s’ouvre à ses pieds. »
Ressassement, entassement des mots, violence verbale : telles sont les armes que, depuis toujours, Vaneigem met au service de son amour de la vie et de sa volonté de vivre, « désir de tous les désirs ». Il croit en une nouvelle alchimie qui construira une société fondée non plus sur la valeur d’échange mais sur celle d’usage, non plus sur le lucre mais sur la gratuité, non plus sur la volonté de puissance mais sur une authentique égalité : de l’œuvre au noir (où tout se corrompt) à l’œuvre au rouge (où flamboie la passion).
Pol Charles
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°118 (2001)