Le surréalisme, relu et corrigé par Raoul Vaneigem
Raoul VANEIGEM, Histoire désinvolte du surréalisme, Libertalia, 2014
Dans le premier numéro de l’Internationale situationniste, paru en juin 1958, on pouvait lire, sous un titre éloquent (« Amère victoire du surréalisme »), une réflexion critique sur le mouvement d’André Breton, sa faillite dans l’avènement d’une révolution sociétale, et son influence sur les changements intervenus durant le xxe siècle. « Le monde moderne a rattrapé l’avance formelle que le surréalisme avait sur lui. […] La révolution n’étant pas faite, tout ce qui a constitué pour le surréalisme une marge de liberté s’est trouvé recouvert et utilisé par le monde répressif que les surréalistes avaient combattu. »
Cette « amère victoire », un certain Jules- François Dupuis allait en développer le propos dans un ouvrage, Histoire désinvolte du surréalisme, qui parut en 1977 aux éditions Paul Vermont. Le constat de l’auteur était assez accablant. « Entre les paradis artificiels du capitalisme et les paradis socialistes, écrivait-il, [le surréalisme] a créé un espace-temps de repli malaisé et d’agressivité émoussée, que le système de la marchandise et du spectacle, unifiant l’une et l’autre parties du vieux monde, a rongé jusqu’au noyau. » Certes, il existait bien au sein du mouvement une radicalité poétique – à l’oeuvre davantage chez Péret, Crevel, Artaud, Leiris que chez Éluard, plus politiquement saillante chez Maurice Heine, l’historien de Sade, que chez Aragon, futur chantre de Staline. Mais la récupération du surréalisme était généralisée, dans un engloutissement inhérent à la société du spectacle et à sa marchandisation – la ligne faîtière de toute l’oeuvre de Guy Debord. Sur le plan idéologique, la faillite était aussi patente dans les années 30 que dans les années 60, lorsque certains surréalistes, après la mort de Breton, tentèrent de se rapprocher à nouveau du marxisme en faisant l’éloge de Cuba en 1968, tout en condamnant l’entrée des chars russes dans Prague. Exercice d’équilibrisme politique aussi périlleux que navrant…
Si Le Carnet revient sur cette Histoire désinvolte du surréalisme, c’est parce qu’elle est aujourd’hui rééditée par Libertalia, une maison d’édition française ardemment militante et libertaire, qui compte notamment à son catalogue des livres de Daniel Guérin, Gérard Mordillat, ou, justement, Daniel Defoe (auteur de Libertalia, une utopie pirate). C’est aussi parce qu’elle reparaît sous le nom de son véritable auteur, l’écrivain belge et ancien situationniste Raoul Vaneigem. Devenu (trop ?) célèbre par son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), Vaneigem, qui apprécie aussi bien l’érudition que l’humour décalé, avait emprunté la signature de Jules-François Dupuis… au concierge et signataire de l’acte de décès d’Isidore Ducasse, alias Lautréamont. Cette réédition est bienvenue pour mesurer l’impact du « fragment radioactif de la radicalité » que fut le surréalisme chez un ancien situationniste comme Vaneigem. Dans une préface à cette réédition, il trace un parallèle entre les deux mouvements : comme les surréalistes, les « situs » n’ont pas pu empêcher que leur idéologie se répande « en remugles de mondanités », mais « la radicalité de leur pensée demeure intacte et poursuit son chemin ». Concédant aujourd’hui que son texte « n’est pas dénué d’agressivité, de partialité, et de mauvaise foi », il tient à conserver la partialité, comme méthode d’un échange d’opinions, carte sur table, entre l’auteur et son lecteur.
Mais il faut néanmoins parfois lire entre les lignes, si l’on veut garder à ce texte les éléments les plus justifiés de sa pensée critique. On peut regretter l’absence de références bibliographiques pour les citations, on doit aussi prendre au mot certains règlements de compte à l’égard des surréalistes de l’après-guerre, qui en suivant Breton, ne suivaient donc pas Debord et Vaneigem : guerre de tranchées plus que de chapelles, qui n’est pas sans rappeler les échauffourées, fin des années 20, entre surréalistes et le groupe du Grand Jeu. On reste plus dubitatif, par contre, sur la thèse de Vaneigem : le surréalisme aurait contenu dès le départ ses propres formes de récupération, « comme le bolchevisme contenait la “fatalité” de l’État stalinien ». Comparaison quelque peu téméraire, qui, dans le contexte d’émancipation constamment provoqué par le surréalisme – Breton n’était pas Aragon – semble aussi légère que… désinvolte.
Alain Delaunois
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°180 (2014)