Un indécrottable provocateur
Raoul VANEIGEM, Nous qui désirons sans fin, Le Cherche-Midi, 1996
II n’est certes pas indifférent que ce livre, Nous qui désirons sans fin, ait été fini d’écrire le jour même où naissait Chiara, la fille italo-picarde de Raoul Vaneigem… Puisqu’une idée reçue veut que les bons écrivains répètent, d’œuvre en œuvre, le même livre, il faut reconnaître une inamendable constance à Vaneigem ; ici cependant, à sa condamnation cent fois prononcée de la recherche effrénée du profit, de la réification, de la volonté de puissance, des faux besoins, de la rage consumériste qui assimile le bien-être à la consommation, de la religion (« Tout au-delà est un en deçà de notre vie inaccomplie »), il ajoute une profession de foi (« Pour Brigitte — Pour Chiara ») déjà préludant ailleurs, maintenant tonitruante : « Le renouveau de la femme et de l’enfant est le printemps du monde. » (Mais leur exploitation sexuelle ?)
Existe-t-il des signes avant-coureurs d’une transformation du monde ? Perçoit-on quelque part un avant-goût du bonheur ? Quand on pourrait lui opposer, en des temps immondes, mille contre-exemples, Vaneigem ne craint pas de le croire : « se tisse du Chiapas à Tchernobyl, de Curitida à Francfort, de la protection des baleines à la restauration d’une sensibilité humaine au Rwanda et en Algérie, une unité où le vivant se cherche dans son désir et son affinement. » Jamais résigné, Vaneigem : « Nous avons à préparer une révolution de la vie quotidienne. » II y a 40 ans, l’Internationale situationniste s’était assigné cette lourde tâche… Vaneigem se soucie du retard encaissé comme d’une guigne : « L’économie fondée sur l’exploitation de la nature et de l’homme ne représente qu’une période de quelques millénaires dans l’évolution de l’humanité (…). Elle touche à son terme. » Il a l’éternité devant lui, Vaneigem, s’adressant aux « enfants qui dissiperont [ez] le cauchemar du vieux monde » : « Nombre d’évidences prennent des siècles avant de se manifester. » Dans l’attente, il est recommandé et recommandable de ne pas nous* satisfaire d’un « consumérisme critique » par lequel le consommateur éclairé (style Test-achats) « entend servir la marchandise afin qu’elle le serve utilement » ; de ne plus reconnaître à la marchandise que sa valeur d’usage ; de ne renoncer à aucun de nos désirs ; de n’espérer rien que de nous-mêmes ; de nous débarrasser enfin du religieux (cette phrase assassine pour Malraux : « Contrairement à l’assertion d’un imbécile jadis renommé, ce qui s’annonce n’est pas le retour du religieux mais son dépassement ») ; de ne pas imaginer Sisyphe heureux (et pan sur le bec d’Albert Camus !) ; de clamer, fût-ce par le biais d’un alexandrin ringard, notre volonté de vivre : « Le rire du vivant consume les cercueils. »
Pol Charles
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°95 (1996)