Vaneigem nous laisse une chance

Raoul Vaneigem

Raoul Vaneigem

Raoul Vaneigem est le lauréat 1991 du prix quinquennal de l’essai de la Communauté française, pour Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire

Paradoxe que de décerner un prix à celui qui démontre que la relation marchande détermine tous les échanges sociaux, même les plus symboliques ou les plus affectifs. Que cela soit au moins l’occasion de relire l’auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations qui, par l’influence qu’il a eue en mai 68, aura marqué ces trente dernières années.

Adresse aux vivants n’apporte pas de réflexions réellement nouvelles par rapport aux livres précédents, mais représente plutôt une synthèse – provisoire. La démarche de Vaneigem s’y laisse mieux percevoir peut-être. Fourier est au point de départ, mais un détour s’opère par Marx, plus spécialement la théorie de la marchandise. Le marxisme reste cependant, pour l’auteur trop cantonné dans un strict économisme et néglige des aspects essentiels de l’humain. Le fouriérisme veut mener l’économie à sa dissolution par la dynamique du plaisir retrouvant la jouissance entravée par les conditions socio-économiques. Fourier est cependant venu trop tôt ; son époque vivait encore de l’illusion du bonheur par le progrès technique. La dissolution progressive du règne de la marchandise que l’on vit en cette fin du 20e siècle permet de revenir à Fourier, d’y retrouver la quête de l’ « harmonie passionnelle », l’image de relations sociales radicalement nouvelles, tout en ne négligeant pas les recherches contemporaines en ethnologie, en psychologie, en philosophie.

Vaneigem Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne

La révolution néolithique représente le moment où l’humanité modifie sa relation au vivant. Les cueilleuses et les chasseurs du paléolithique vivaient en dépendance mais en symbiose avec la nature qui leur dispensait gratuitement ses ressources. Les femmes et les enfants n’occupaient pas une place subalterne. Les premiers agriculteurs néolithiques, croyant ne tracer qu’un sillon, instaurent en fait au bout de leurs champs une limite qui isole le morceau de nature qu’ils se sont approprié. Par le même geste ils ont exproprié d’eux ce qui les rendait humains, la jouissance immédiate des plaisirs (et non le travail), la création et la recréation constantes d’une maitrise « douce » de leur environnement, l’affection désintéressée, la volonté de vivre (et non la volonté de puissance), l’unité psychosomatique (et non la pensée séparée du corps), et surtout la gratuité. Le cercle agraire a immobilisé l’humain. Le cercle commercial qui lui succède a institué la mobilité de la marchandise, remplaçant la valeur d’usage par la valeur d’échange. Aujourd’hui les lézardes qui se dessinent dans la société marchande offrent une chance de retrouver les vérités premières de l’humanité, dans l’amour, dans l’attention portée à l’enfant. Il faut maintenant inventer par son comportement individuel et social les gestes de la gratuité.

Ce qui frappe peut-être avant tout dans cette Adresse, c’est l’écriture. Si le propos est violemment critique, la langue parait relativement peu atteinte par l’exubérance de la pensée. Elle est classique dans sa syntaxe, lyrique dans le martèlement des affirmations. Mais l’invective et la formule brève qui surgissent régulièrement y prennent d’autant plus de relief.

Et puis Raoul Vaneigem n’est pas un prosélyte, il fait preuve d’une grande délicatesse : elle s’exprime dans le jeu subtil d’un pronom, « il ». Ce « il » est à extension variable. « Ils » pluriel dénonce ceux qui survivent péniblement dans la logique marchande. Parfois, « ils » se fendille ; y apparait alors un « il » toujours singulier, celui qui, au hasard des plaisirs, évite les chemins battus, réinvente la vie. « Ils » nous laisse une chance.

Joseph Duhamel


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°72 (1992)