Le bel aujourd’hui de Verhaeren

Emile Verhaeren par Théo Van Rysselberghe

Emile Verhaeren par Théo Van Rysselberghe

Verhaeren aurait 150 ans. Un anniversaire que l’on se réjouit d’avoir vu célébrer par des expositions, des conférences, des lectures, des promenades guidées… qui ont su éviter le côté factice, convenu, des commémorations. Et ce n’est pas fini…

Cette « année Verhaeren » s’achève en effet d’heureuse manière par deux événements : une exposition joliment intitulée Par le bout du lorgnon, le continent Verhaeren à la librairie Quartiers latins, au cœur de Bruxelles ; la publication du quatrième volume de la Poésie complète (AML, coll. « Archives du futur »), édition critique exemplaire menée par Michel Otten, dont l’irremplaçable Joseph Hanse avait été l’instigateur.

Sensible et visionnaire

Après les expositions Tegen WOORDig, au Musée provincial Emile Verhaeren, à Saint-Amand, et Anarchistes autour d’Emile Verhaeren, à Anvers, c’est à une évocation sentimentale, accessible à tous, que nous convie l’exposition Par le bout du lorgnon, le continent Verhaeren. Son dessein : rendre vivants, présents, un Verhaeren sensible et un Verhaeren visionnaire. Le chantre des tendresses profondes, des braises de l’intimité, et celui du grand incendie du monde industriel qu’il a su faire entrer dans sa poésie ; d’une réalité sociale transcendée par le souffle, la fougue, le lyrisme.

Elle nous propose, regroupés par thèmes (Pathétiquement, Immensément, Intimités, Incandescences…), des objets familiers (la pipe, le lorgnon, des gilets), des fac-similés de manuscrits, de très belles illustrations de poèmes, signées notamment Georges Minne et Henry Ramah, des lettres, des photographies, des dessins de Georges Tribout et de Marthe Verhaeren…

Véronique Jago, attachée scientifique aux Archives et Musée de la littérature et maitre d’œuvre de l’exposition, insiste sur la modernité de Verhaeren : « Ce n’était pas l’écrivain dans sa tour d’ivoire. Le poète se doublait d’un homme c’action, et l’on peut parler, à son sujet, d’écriture-action. Une écriture de l’engagement : social, artistique, engagement pour la vie, d’une énergie contagieuse. Il faut redécouvrir sa puissance de vision, cette force de vie entrainante, stimulante : son cœur battait au rythme de l’univers.
Les recueils qui peuvent résonner le plus profondément, le plus intensément, chez les lecteurs d’aujourd’hui sont, je pense, ceux du poète symboliste : la Trilogie noire (
Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs), Les villages illusoires, Les campagnes hallucinées. Regardons-les comme l’œuvre de quelqu’un qui explore les tourments de l’âme non par tempérament neurasthénique, par déréliction, mais pour sonder le côté obscur, complexe, paradoxal de l’être, du monde. C’est par là qu’il peut être le plus proche de nous.
J’ajouterai que les
Écrits sur l’art, également repris dans la collection « Archives du futur », ont révélé des facettes de l’écriture de Verhaeren qui peuvent, je crois, aiguillonner une curiosité nouvelle ».

L’élan de l’écriture

L’année Verhaeren s’était ouverte par la réédition, dans la collection « Espace Nord Références », de deux ouvrages remarquables de Maria Van Rysselberghe : Il y a quarante ans, paru en 1938 chez Gallimard sous le nom de M. Saint-Clair, confidence brûlante et retenue de la saison exaltée vécue avec Verhaeren (« Je ne me disais pas que je l’aimais : il était l’essentiel, voilà tout »), et Galerie privée, un ensemble étincelant de portraits et de croquis, tracés d’une plume incisive. Le plus vibrant est sans doute le portrait d’Emile Verhaeren, dont je ne résiste pas à l’envie de citer quelques passages lumineux : « Tout chez lui participait de l’élan. Il entrait chez vous comme un drapeau qui claque […] Il entrait comme le vent du large, ce vent qu’il a chanté comme un frère […] L’enthousiasme était son pain nécessaire, il le partageait avec vous et semblait le pétrir dans ses mains éloquentes, à la fois si fortes et si fines ; il le mêlait aux joies puériles, à tout ce qui fait cordiale et plaisante l’ordinaire existence ».

an rysselberghe il y a quarante ans

L’année se clôt magnifiquement par la sortie du volume Poésie complète 4, qui réunit Les villages illusoires et Les apparus dans les chemins.

Les villages illusoires (1895) débute par le célèbre « Passeur d’eau » qui s’acharne désespérément à s’arracher au rivage, pareil au poète ancré dans la réalité mais tendu vers l’absolu, qui toujours se dérobe. Dans sa pénétrante introduction, Christian Angelet cite judicieusement ces mots éclairants du poète extraits de ses (admirables) Écrits sur l’art : « On ne peut se passer entièrement du réel pour la même raison qu’on ne peut se dégager entièrement de l’au-delà. L’art est une unité à deux faces ».

Au vieux passeur tenace, « un roseau vert entre les dents », font escorte « Le meunier », « Le menuisier », « Le sonneur », « Les cordiers », « Le forgeron »… figures de la scène villageoise qui nous entrainent en un mouvement irrésistible de l’individu isolé à l’homme de l’avenir, lié à la communauté des hommes, à la vie universelle. Elles se détachent sur un fond de paysages (dont « Le vent », ce vaut sauvage « cornant Novembre », gravé dans nos mémoires), la nature permettant à Verhaeren, comme il le confie dans une lettre, d’ « illimiter sur le plan de l’imagination maitresse ces humbles vies de passeurs d’eau, de sonneurs, de mensuisiers… ». Illimiter : un de ces mots qu’il a forgés, qu’il chérissait, et qui lui vont si bien…

Les apparus dans mes chemins (1891) part d’une vision pessimiste, proche des accents âpres, grinçants, de la Trilogie noire, pour s’ouvrir sur un horizon apaisé, une clarté fraternelle.

verhaeren poesie complete 4

C’est l’ultime version fixée par Verhaeren qui a été retenue pour l’édition de la Poésie complète. En regard figurent les variantes, qui témoignent de l’incessant travail de réécriture auquel s’astreignait le poète. Michel Otten a fait le choix de la fidélité : à la volonté de Verhaeren, et aux principes posés par Joseph Hanse, qui rêva le premier de cette traversée de longue haleine, et à la mémoire de qui elle est dédiée. Un parti adopté au terme de longs débats qu’évoque Marc Quaghebeur dans son Avant-propos, placé en tête du premier volume, et auquel on voudrait adhérer sans réserves, d’autant plus que Verhaeren avait, selon ses propres mots, la passion de la fidélité. Mais on ne peut s’empêcher de se demander si esthétiquement, artistiquement, la décision est toujours pertinente. En passant sur la scène littéraire française, Verhaeren a assagi son écriture ; mis une sourdine aux « barbarismes » qu’on lui reprochait ; poli des aspérités, tempéré des emportements qui faisaient partie de sa flamboyante singularité. Le premier état de ses poèmes, s’il est plus abrupt, plus heurté, est parfois souvent, plus fort, plus libre, plus audacieux dans son jaillissement. Ainsi

Le vieux sonneur vacarme autant qu’il peut / Comme si les flammes brûlaient son Dieu

Devenu

Le vieux sonneur sonne si fort qu’il peut / Comme si les flammes frôlaient son Dieu.

L’essentiel est que cette version originale soit là. Il est captivant – et émouvant – de la redécouvrir.

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°140 (2005)