Dans le fonds Verhaeren des Archives et Musée de la littérature, quelques documents rappellent la vigueur avec laquelle le poète a défendu les trois peintres. Autour de 1886, alors qu’il publie Les moines, son second volume de vers après Les Flamandes (1883), il balance de l’un à l’autre, et tente de définir à propos de leur œuvre trois tendances qui représentent alors pour lui, successivement, simultanément, dans une certaine confusion parfois, la modernité : l’impressionnisme, le symbolisme, le néo-impressionnisme. Au centre des relations des trois artistes avec l’écrivain, les articles que celui-ci en 1886 consacre à Khnopff dans L’art moderne et réunit en plaquette l’année suivante : Quelques notes sur l’œuvre de Fernand Khnopff, sa première monographie d’art, éditée à Bruxelles chez la Vve Monnom.
Impressionnisme, symbolisme, néo-impressionnisme
En 1885, Verhaeren, qui publie des critiques d’art dans L’art moderne et dans La jeune Belgique, est pour Raffaelli, qui vient d’exposer et de conférencier à Bruxelles, un « homme de lettres » qui travaille à « une étude importante sur le mouvement impressionniste » et c’est comme tel qu’il le présente à Durand-Ruel, le fameux marchand d’art parisien. Parmi les impressionnistes belges que Verhaeren défend dans ses comptes rendus des salons des XX, James Ensor va peu à peu occuper la première place. En 1884 : « Si James Ensor équilibrait comme Voghels, il serait le plus stupéfiant impressionniste qui soit. Sa couleur est prestigieuse […] il est si en dehors de l’atmosphère empuantie du public qu’il ne sait pas au juste où ses audaces doivent s’arrêter ». Au printemps 86 : « C’est surtout chez Ensor, le plus en marge des XX, que les tendances nouvelles se font jour. Personne autant que lui ne fait vivre la couleur ».
Mais à partir de septembre 1886, Verhaeren, dans une série d’articles parus sans signature dans L’art moderne, va défendre l’œuvre de Khnopff, étiquetant bientôt celui-ci « peintre symboliste ». Morréas vient de définir dans son manifeste du Figaro un symbolisme surtout littéraire et c’est la première fois qu’il est question de symbolisme à propos de peinture, bien avant qu’Aurier n’applique en 1891 le terme à Gauguin. La réaction d’Ensor est violente. Dans une lettre de protestation ironique qu’il envoie à « Maus ou Picard », les directeurs de la revue, il se compare à Claude Lantier, le peintre précurseur, mais méconnu que Zola met en scène dans L’œuvre : Khnopff serait donc Fagerolles, le plagiaire, pour s’être inspiré dans En écoutant du Schumann de La musique russe d’Ensor.
En 1887, Verhaeren réunit ses articles sur Khnopff, le « symboliste », en une mince plaquette, qui vient donc remplacer l’étude attendue sur l’impressionnisme. L’ouvrage séduit Huysmans, qui a initié Verhaeren à l’imaginaire décadent et dont les « transpositions d’art » ont servi de modèle à celles du jeune écrivain belge. Celui-ci insère dans un exemplaire de Quelques notes sur l’œuvre de Fernand Khnopff – exemplaire conservé aux Archives et Musée de la littérature – la lettre qu’il reçoit de son ainé : « Vous me donnez envie ardente de voir les œuvres décrites dans les dernières pages de votre volumicule / En tout cas, vos descriptions sont superbes et d’un vrai artiste ». La brève missive suggère bien l’ambiguïté de la « transposition d’art », qui ne prétend s’effacer devant les images surgies du pinceau que pour affirmer la prééminence de l’écriture, son autonomie en tout cas.
Le « volumicule » va déplaire à un autre peintre que Verhaeren vient de distinguer. Dans une lettre à Signac de l’été 1887, Seurat s’interroge sur l’attitude de Verhaeren : « Il est décidément étonnant. / Une phrase (page 8 – Fernand Khnopff) m’a laissé longtemps rêveur. Elle commence ainsi : ‘Est-il besoin d’ajouter…’ Je ne comprends pas (Nul) ». La phrase qui éveille la suspicion du sourcilleux Seurat, la phrase dans laquelle il peut voir, à tort, une allusion à sa technique, la voici : « Est-il besoin d’ajouter que tout minutieux que soit le faire de Fernand Khnopff, il n’est en rien semblable aux lècheries et aux pointillés et aux marquetteries de pantoufles des peintresses et des imagiers ».
Depuis la dernière Exposition impressionniste du printemps 1886, où il a découvert Un dimanche à la Grande Jatte, voilà un an cependant que Verhaeren s’enthousiasme pour Seurat et s’emploie à défendre son œuvre. Le 23 octobre 1886, il rend visite au peintre dans son atelier, avec Octave Maus, qu’il a convaincu d’inviter Seurat au prochain salon des XX, et acquiert Coin de bassin à Honfleur. Lorsque Seurat expose à Bruxelles en février 1887, Verhaeren achète encore L’hospice et le phare d’Honfleur. Trois lettres de Seurat à Verhaeren, conservées aux Archives et Musée de la littérature, ont trait à cette exposition bruxelloise et aux tableaux choisis par Verhaeren.
Trois versions de la modernité
Impressionnisme, symbolisme, néo-impressionnisme : que représentent pour Verhaeren ces trois versions de la modernité ?
Lorsqu’il défend l’impressionnisme, Verhaeren se réclame de l’esthétique naturaliste – la nature vue à travers un tempérament – et d’un certain optimisme darwinien : pour lui, comme pour Laforgue, « l’œil impressionniste est dans l’évolution humaine l’œil le plus avancé, celui qui jusqu’ici a sais et a rendu les combinaisons de nuances les plus compliquées connues ». Paradoxalement, avec sa subtilité et son raffinement, l’œil impressionniste renoue aussi avec une vision plus instinctive, plus innocente du monde, un monde qui sous ce regard tend à se dissoudre en taches de couleurs. Ce qui fait pour Verhaeren la modernité de cet art de la sensation, c’est l’émancipation de la couleur pure, libérée du carcan de la ligne et de l’emprise du concept, la splendeur unificatrice de la « lumière agissante », la subtilité des tons, la délicatesse dans le rendu de ce que le regard a surpris, mais aussi la violence de l’impression immédiate, « reçue à bout portant » et « jetée » sur la toile.
À côté de cette peinture de la sensation pure, Verhaeren va bientôt défendre une peinture du sentiment ou de l’émotion, de la notion ou de l’idée : un « art d’intellectualité », qui serait, au contraire de l’impressionnisme, un art de la composition et de la ligne. Ce qu’apportent les « symbolistes » et plus généralement « les réfléchis et les synthétiques [qui] s’attaquent surtout au dessin », c’est, pour Verhaeren, la synthèse, le « définitif », une garantie contre le morcellement de l’image – et du moi. Réagissant contre l’ « émiettement » de la vision naturaliste et impressionniste, « le symbolisme restaure la subjectivité » en instaurant la « tyrannie » de l’idée ainsi dégagée de la dispersion des sensations : « le Symbole s’épure donc toujours, à travers une évocation, en idée : il est un sublimé de perceptions et de sensations », il résulte toujours « d’une impression personnelle, émotionnante et éclatante par à travers certains cerveaux ». Mettant l’accent sur l’autonomie du créateur, le symbolisme promeut aussi celle de l’œuvre et des formes, qui s’émancipent du réel et de la nécessité de le reproduire – pour mieux se plier, il est vrai, au rythme intérieur de la subjectivité. C’est ce que suggère un développement sur la phrase symboliste que Verhaeren insère dans ses notes sur Khnopff (voir texte ci-dessous). L’intérêt du texte, qui anticipe sur les descriptions que le poète donnera bientôt du vers libre, vient d’ailleurs ce qu’il définit le symbolisme littéraire et, par extension pictural plus par ses formes, et l’autonomie propre à ces formes, que par ses contenus.
En 1886 toujours – l’année du manifeste symboliste – Fénéon dans L’art moderne parle pour la première fis de « méthode néo-impressionniste ». Dans son compte rendu du Salon des XX de 1887, Verhaeren insiste aussitôt sur ce qui dans la Grande Jatte de Seurat, comme chez les symbolistes, rappelle les primitifs, la « méthode » des maitres anciens : l’approche synthétique, la hiératisation des figures. Car ce qui intéresse Verhaeren chez les néo-impressionnistes, c’est que la libération du regard, l’émancipation des couleurs, qui pour lui caractérisent l’impressionnisme, se doublent chez eux d’une volonté de rigueur, de contrôle, de « synthèse », qui les rapproche bientôt à ses yeux des symbolistes. La théorie du vers libre, chère aux poètes symbolistes, comme celle des couleurs et des lignes dont se réclament les peintres du cercle de Seurat se sont d’ailleurs trouvé l’une comme l’autre un fondement « scientifique » dans la doctrine de Charles Henry.
Une convergence des tendances
Aussi Verhaeren va-t-il constater en 1891 une convergence de deux tendances : il montre en quoi « les néo-impressionnistes, sortis certes par évolution du réalisme et du naturalisme, se rapprochent des artistes d’intellectualité » : ici et là, le peintre « dérange l’ordre réel pour y substituer un arrangement idéal en rapport avec l’unité d’émotion qu’il poursuit [l’idée] », « le tableau devient simplement : un résultat de tons et de lignes auquel la réalité ne sert que de prétexte ». Le néo-impressionnisme constitue en même temps l’aboutissement, un aboutissement, de l’émancipation du regard poursuivie par l’impressionnisme.
Tout comme la sensation fixée par les impressionnistes est l’expression à la fois d’un extrême raffinement et d’une naïveté retrouvée, de même primitivisme et modernité – la modernité de la science – se rejoignent dans la peinture néo-impressionniste. Car la science peut aiguiser le regard du peintre, le rendre à son innocence, à une sorte de simplicité féconde.
Fabrice Van de Kerckhove
« La phrase comme une chose vivante »
Ici, le fait et le monde deviennent uniquement prétexte à idée ; ils sont traités d’apparence, condamnés à la variabilité incessante et n’apparaissent, en définitive, que rêves de notre cerveau. C’est l’idée s’y adaptant ou les évoquant qui les détermine et autant le naturalisme accordait de place à l’objectivité dans l’art, autant et plus le symbolisme restaure la subjectivité. L’idée est intégralement imposée en toute sa tyrannie. Art de pensée, de réflexion, de combinaison, de volonté donc. Rien à l’improvisation, à cette espèce de rut littéraire, qui emportait la plume à travers des sujets énormes et inextricables. Toute parole, tout vocable pesé, scruté, voulu. Et pour arriver au but : considérer la phrase comme une chose vivante par elle-même, indépendante, existant par ses mots, mue par leur subtile, savante et sensitive position, et debout, couchée, et marchant, et emportée, et éclatante, et terne, et nerveuse, et flasque, et roulante, et stagnante : organisme, création, corps et âme tirés de soi et si, parfaitement créés, plus immortels certes que leur créateur.
Émile Verhaeren, Quelques notes sur l’œuvre de Fernand Khnopff, 1887
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°72 (1992)