En 1899, Émile Verhaeren élisait, dans un tout petit bout de terre ignoré du monde, un tout petit jardin et une grande pour y passer, en compagnie de son épouse, les mois d’été.
On sait aujourd’hui à quel point le haut-pays dourois fut cher à son cœur et combien il inspira de poèmes majeurs : ceux des Forces tumultueuses (1902), de La multiple splendeur (1906) et des Blés mouvants (1912), entre autres. On sait aussi qu’il devint durant quelque quinze années, sous l’influence d’un homme qui y produisit la part la plus exaltée et optimiste de son œuvre, l’un des grands centres intellectuels et artistiques européens.
Tout m’est caresse, ardeur, beauté, frisson, folie.
Je suis ivre du monde et je me multiplie
Si fort en tout ce qui rayonne et m’éblouit
Que mon cœur en défaille et se délivre en cris. (La multiple splendeur)
Pourtant, lorsque Marthe et Emile Verhaeren arrivèrent pour la première fois au « Caillou », comme ils l’appelèrent bientôt, guidée par Anne-Marie Rodenbach qui venait à Frameries, ils crurent, para-il, y mourir d’ennui. On ne comprend dès lors pas pourquoi Verhaeren insista tant auprès de Léon Laurent, l’aubergiste de Roisin (allant parait-il jusqu’à taper du poing sur la table), pour se faire recevoir.
Le Caillou-qui-bique, il est vrai, ce n’est rien : à un jet de pierre de la frontière française, un rocher se tenant en équilibre (qui « bique », en picard : il se redresse) au bord d’une rivière : la Honnelle. Le paysage s’étendant alentour ? « Un bouquet d’arbres, une montée, une maisonnette en sentinelle au fond d’un petit jardin, une métairie toute petite, entourée d’une haie » (Stefan Zweig), et l’on pourrait ajouter : la proximité de la forêt, la roche à fleur de terre, des champs, des vaches, le bruit de l’eau. Toutes choses sans orgueil ni splendeur, mais profondément humaines, troublantes à force d’être touchantes et si bien assemblées – une certaine qualité de vert, l’humidité visible dans l’air – qu’elles ne tardèrent pas à conquérir le couple Verhaeren. Ce pays de contrebandiers et de brigands avait, il faut le dire, un atout supplémentaire : il nichait, à l’époque, à quatre heures de Bruxelles, de Paris et de Londres. La mer non plus n’était pas loin et Stefan Zweig, qui y passa de nombreux étés, le nommait « carrefour invisible de l’Europe ».
À lire, de Stefan Zweig encore, le récit du voyage qu’il fallait accomplir pour parvenir à la grange de Verhaeren, avoir le plaisir de partager avec lui ses petits déjeuners, on comprend que l’auteur des Villes tentaculaires, mais aussi, a contrario, des Heures d’après-midi, ait été séduit par la région. C’est d’abord, après Mons, le Borinage et son ciel de plomb, puis, subitement, la campagne et les bois, un ailleurs incompréhensible :
À chaque tour de roue, pour ainsi dire, le train s’arrête, car les corons, les petites cités ouvrières, s’alignent côte à côte ; des centaines de cheminées noires exhalent, le jour, des fumées noires et, la nuit, poussent des langues de feu vers le ciel sombre. Toute la sinistre tragédie, toute la grandiose tragédie du monde moderne se révèle là, en une heure de voyage. Bientôt cela a passé comme un mauvais rêve, dans le ciel pur voguent des nuages clairs et sans taches, les maisons reluisent, rouges ; au-dessus bruissent plus verts les arbrisseaux. […] Impatient, on consulte le tableau-horaire du minuscule Angre. Enfin, nous voici à Angreau.
Verhaeren, vêtu comme un ouvrier, s’y tenait sous les arbres à attendre son hôte, et c’était encore une petite heure de marche à travers la campagne. À l’entrée du bois d’Angre, près du Caillou, des fougères, des hêtres, des écureuils : « Aucune chaussée, aucun chemin ne conduit à sa demeure ».
Y vinrent pourtant Constant et Gabrielle Montald, l’un peignant, dessinant, l’autre illustrant et reliant. Vincent Van Rysselberghe, Rassenfosse, Maurice Ruffin, Paul Antin, Anto Carte, André Mabille de Poncheville, Émile Claus… Vinrent aussi Camille Lemonnier, le déjà cité Stefan Zweig.
On discutait littérature, peinture, et Marthe, quoique peintre elle aussi, semblait avoir hâte de s’éclipser, ayant liturgiquement abandonné sa carrière à l’amour. On se levait au chant du coq, et puis on travaillait. Parfois, parait-il, l’un ou l’autre paysan des Honnelles venait demander à Verhaeren d’écrire pour lui une lettre. Et on partait en promenade. Verhaeren maniait le gourdin dans les herbes et les gens du pays, qui pourtant l’appréciaient, le nommait « el sot du bos » (le fou du bois). On rendait visite au graveur d’Angre, Charles Bernier, qui eut son heure de gloire. Mais aussi au docteur de Montignies, au curé d’Autreppe, au chef de gare de Roisin. On jouait aux cartes avec Léon Laurent l’aubergiste et vers neuf heures tout le monde gagnait son lit.
L’entendez-vous ?
Lorsqu’on arpente aujourd’hui le périmètre des Honnelles, le sentiment domine que rien, ou presque, n’a changé depuis le temps où Verhaeren y entretenait bizarrement une émulation esthétique autour de sa grange. On ne sait si le poète avait trouvé ici un pays qui lui ressemble ou s’il a fini par lui imposer sa marque, mais on dirait presque visiter un imaginaire.
Pourtant, de la maison d’alors, de ce qu’elle contenait, il ne reste pas grand-chose. En 1918, deux ans après la mort de Verhaeren, les Allemands ont bombardé les lieux. Les murs s’écroulèrent. Livres et tableaux furent, en dépit des soins de la population et de la famille Laurent, soit pillés, soit brûlés. Les objets que l’on découvre en entrant aujourd’hui dans la demeure reconstruite et transformée en musée, bien que choisis avec soin par Marthe, ne sont pour la plupart que des pièces rapportées. Le jardin, le verger sont devenus un immense parking. Demeurent le bois, les jonquilles au printemps, et la Honnelle. Tous les enfants du pays apprennent par cœur, à l’école primaire, ce poème des Blés mouvants :
L’entendez-vous, l’entendez-vous
Le menu flot, sur les cailloux ?
Il passe et court et glisse,
Et doucement dédie aux branches
Qui sur son cours se penchent,
Sa chanson lisse.
Marthe Verhaeren revint au Caillou-qui-bique jusqu’à sa mort, en 1931. Elle travailla beaucoup à ce que renaisse à ses yeux, aux yeux des amis, « la vue textuelle de jadis » et prétendit y parvenir : « Selon les heures, cela m’est un bien ou un mal, et même je me dis que je pourrais y revivre » (lettre aux Montald, 1930). En 1937, « L’Association des jeunes auteurs du Hainaut et des admirateurs de Verhaeren » fit ériger, à l’entrée du site, un buste de Verhaeren en petit granit réalisé par un artiste hennuyer, Angelo Hecq. En 1955, il fut remplacé par un bronze de Charles Van Der Stappen, auquel Verhaeren avait consacré de nombreux articles. Par la même occasion, et à l’initiative de René Vandevoir, on dispersa vingt-quatre stèles, sur lesquelles avaient été gravés des extraits de son œuvre, au hasard des promenades de Verhaeren. Elles jonchent toujours le sol, semblables aux débris d’une vaste demeure, envahies de mousse, comblées par la pluie, et c’est une merveille de découvrir une strophe vigoureuse parmi la végétation.
Un petit texte encore, auquel on ne fit pas l’honneur des pierres, mais que les Honnelles habitent, et c’est fini :
… Aubes voilées,
Vous étendez en vain,
Dans les vallées,
Vos tissus blêmes.
La rivière,
Sous vos duvets épais, dès le prime matin,
Coule de pierre en pierre
Et murmure quand même (Les blés mouvants)
Françoise Delmez
Le texte de Zweig si souvent cité s’intitule Souvenirs sur Emile Verhaeren. Il a été traduit de l’allemand par Hendrik Coopman. L’extrait qui nous occupe est issu d’un catalogue publié en 1985 par le Foyer d’Animation de Roisin, la Promotion des Lettres belges de langue française, la Direction générale des Affaires culturelles de la Province de Hainaut et intitulé 1905, Verhaeren à Roisin.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°99 (1997)