Verhaeren aux couleurs de l’anarchie

Emile Verhaeren

Emile Verhaeren par Théo Van Rysselberghe

Un excès de gloire et de vénération l’avait statufié, mythifié. Depuis quelques années, Émile Verhaeren retrouve sa place vivante, rayonnante, parmi nous. Un recueil de poèmes d’inspiration anarchiste, L’heure est à prendre, s’inscrit dans cette heureuse redécouverte.

En 2005, sous le titre Anarchistes autour d’Émile Verhaeren (Anarchisten rond Emile Verhaeren), une exposition à Anvers et un livre publié aux Presses de la VUB (Vrije Universiteit Brussel) mettaient en exergue pour la première fois, à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance du poète, son ardente sympathie pour le mouvement anarchiste. Sympathie vibrante, conviction profonde, partagées par nombre d’artistes et d’écrivains de son époque, de Théo Van Rijsselberghe à August Vermeylen, de Georges Minne ou Constantin Meunier à Georges Eekhoud, ou, en France, les peintres Camille Pissarro et Paul Signac.

Aujourd’hui paraît, sous les auspices du Musée Provincial Émile Verhaeren, à Saint-Amand, L’heure est à prendre, qui réunit dix poèmes libertaires de Verhaeren, publiés essentiellement au cours des années 1890, dans des revues anarchistes telles que La Société nouvelle, La Revue rouge, Le Coq rouge ou L’Almanach du Père Peinard. Choisis et traduits en néerlandais par le poète Frans Boenders. Scandés par des collages de Willy Van Eeckhout qui ajoutent leur fougue, leur véhémence colorée au verbe intense, au souffle épique, à la puissance expressive de Verhaeren. Sous l’émouvante épigraphe de Victor Hugo : « L’âme de l’anarchie, tendre et profond amour du peuple ».

C’est Rik Hemmerijckx, conservateur du Musée de Saint-Amand, où se tenait ce printemps l’exposition de Willy Van Eeckhout Verhaeren imagé, qui a eu l’idée de ce beau recueil bilingue.

« Le point de départ, ce sont les palimpsestes créés par le peintre, qui a réutilisé des copies de manuscrits de Verhaeren, des notes, des brouillons de traductions de Frans Boenders.

Celui-ci traduisait Verhaeren pour la première fois ?
Oui. Mais il avait des affinités avec ce mouvement d’idées : en 1976, il éditait un ouvrage collectif sur l’idéologie et l’histoire de l’anarchie : La pleine liberté (De volle vrijheid).

Comment se fait-il que Verhaeren ait été si peu traduit dans la langue de sa chère Flandre qu’il a tant chantée ? Des recueils comme La guirlande des dunes ou Les villes tentaculaires n’ont paru en néerlandais, dans leur intégralité, que ces dernieres années…
Tout simplement parce que les Flamands lisaient couramment Verhaeren en français. Et non seulement on le lisait, mais on le mettait en musique ; une autre manière de le faire connaître, de le faire vivre.»

L’idéal utopique d’un grand poète

Professeur de littérature française à la VUB, fin connaisseur de Verhaeren à qui il a consacré plusieurs ouvrages scientifiques, mais aussi directeur des Cahiers Jean Cocteau, David Gullentops signe l’avant-propos de L’heure est à prendre. D’où sa passion pour le poète lui est-elle venue ?

« En Verhaeren se rejoignaient les deux cultures – la française et la belge – auxquelles  j’appartiens. Il me semblait qu’ainsi, j’étais en capacité d’étudier la dimension interculturelle et ‘interartistique’ de Verhaeren. On peut établir, par exemple, un parallélisme entre la technique et l’esthétique de Signac et celles des vers de Verhaeren : le divisionnisme de la réalité pour la recomposer sous une forme utopique. Si j’ai travaillé sur Verhaeren, c’est également parce qu’en France on l’étudiait très peu, le considérant comme un auteur d’écoles primaires.

Alors qu’il est, à vos yeux, notre plus grand poète ?
Le poète le plus déterminant de son époque, certainement en Belgique, sans nul doute en Europe. Songez qu’il était traduit de son vivant aussi bien en russe qu’en allemand, en anglais, italien, espagnol… Son œuvre est immense, foisonnante, multiple. Il y a quatre périodes dans l’écriture de Verhaeren. La période naturaliste (Les Flamandes, Les moines…). La période décadente et symboliste (Les soirs, Les villages illusoires, Les débâcles, Les campagnes hallucinées…). La période sociale, anarchisante : la fin des Villes tentaculaires. La pièce de théâtre Les aubes, son texte le plus clairement anarchiste, qui fut créée à la Maison du peuple, à Bruxelles, en 1901 par un groupe de jeunes avocats radicaux qui ont rallié le Parti Ouvrier Belge, parmi lesquelles Jules Destrée. Ou encore Les visages de la vie, un recueil de poèmes très nietzschéen. Enfin, la période vitaliste, avec les recueils universalistes : La multiple splendeur, le polyptyque Toute la Flandre

Comment définiriez-vous l’anarchisme de Verhaeren ? Un humanisme, porté par un idéal de justice sociale, de fraternité ?
Il s’agit essentiellement d’un anarchisme intellectuel, qui privilégie l’originalité et la curiosité dans l’activité scientifique et artistique. Cela définit son engagement pour l’émancipation de l’individu des structures autoritaires qui le gouvernent : famille, Église, État. Comme Élisée Reclus, le penseur dont il est le plus proche, Verhaeren aspirait à l’union paisible et fraternelle d’hommes et de femmes libres et égaux.

Sa conception a-t-elle évolué au fil du temps ?
La guerre a brisé son idéal utopique. Le patriote l’emporte alors en Verhaeren, et l’idéologie anarchiste a été mise sous l’éteignoir. »

Que serait-elle devenue par la suite ? La mort du poète, en novembre 1916, laisse la question à jamais ouverte…

Reste qu’il importe de remettre en lumière cette dimension cruciale de la pensée et de l’œuvre, rarement soulignée chez nous et totalement ignorée en France. Ces deux connaisseurs passionnés de Verhaeren s’y emploient…

S’ils ne pouvaient garder que trois poèmes, lesquels seraient-ce ?

Rik Hemmerijckx se livre à l’exercice le premier : « Une Chanson de fou, parmi les sept qu’il a écrites ; Autour de ma maison, tiré du recueil Les flammes hautes ; et, extrait des Villages illusoires, Le passeur d’eau. »

À son tour, David Gullentops se résout à jouer le jeu, tout en estimant le chiffre trois beaucoup trop restrictif ! « Le dernier poème des Heures du soir (Lorsque tu fermeras mes yeux à la lumière);Vers la mer, le poème liminaire des Visages de la vie ; et Le forgeron. »

Ce long poème, qui figure dans Les villages illusoires (le seul des dix poèmes déjà paru dans un recueil), brille de tout son éclat fiévreux dans L’heure est à prendre, et lui donne son titre :

Dans son brasier, il a jeté
Les cris d’opiniâtreté,
La rage sourde et séculaire ;
Dans son brasier d’or exalté,
Maître de soi, il a jeté
Révoltes, deuils, violences, colères
Pour leur donner la trempe et la clarté
Du fer et de l’éclair. 

Le forgeron « Qui n’a jamais lâché sa fierté d’homme / D’entre ses dents de volonté » voit se profiler à l’horizon « Un soir d’ardente et large équité rouge ». Il le sait : « Seule, parmi les nuits qui s’enténèbreront / L’heure est à prendre, où ces instants naîtront. »

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°167 (2011)