Familier de l’œuvre d’Émile Verhaeren, dont il a traduit plusieurs recueils en néerlandais, le poète Stefaan van den Bremt nous donne aujourd’hui la première traduction intégrale de la trilogie Les heures claires (1896), Les heures d’après-midi (1905), Les heures du soir (1911). Le chant d’amour de Verhaeren pour sa compagne Marthe Massin vibre ainsi dans les deux langues, sous le titre Tuin van de liefde (Jardin de l’amour).
Stefaan van den Bremt : poète, traducteur, essayiste. Par ordre d’importance? « Je crois que je suis d’abord poète. À l’âge de seize ans, j’ai eu un professeur merveilleux qui m’a initié à la poésie et m’a inspiré l’envie d’écrire mes premiers poèmes, qui ne furent pas de grandes réussites. Je me rappelle un poème sur l’automne dans un style romantique quelque peu boursouflé : une catastrophe ! J’ai montré ces vers à mon professeur, et j’ai deviné qu’il était déçu… »
On pourrait ajouter : académicien, critique, enseignant. Retracer son parcours permet de le mieux situer au fil des saisons. Né à Alost en 1941, Stefaan van den Bremt s’est fixé en 1966 à Bruxelles. Professeur de français dans le réseau néerlandophone à Bruxelles, puis de littérature au Conservatoire et à l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers, il collabora longtemps à la revue littéraire Kreatief. Il a présidé le centre flamand du Pen Club, ainsi que l’Académie royale de langue et de littérature néerlandaises de Belgique ; il est membre depuis douze ans de la Société de littérature néerlandaise établie à Leyde. Sans compter sa participation à de nombreux festivals littéraires aux quatre coins du monde, d’Amsterdam à San Francisco, de la Foire du livre de Vilnius au Salon du livre de Paris, dont la Flandre et les Pays-Bas étaient les invités d’honneur en 2003. Présent à plusieurs éditions de la Biennale de poésie à Liège, il hante les Rencontres internationales de poésie en Amérique latine.
Comment concilie-t-il cette vie publique intense, ces multiples activités sur la scène littéraire, avec la création personnelle, qui suppose le retrait, un certain recueillement solitaire ? « Je n’ai jamais éprouvé de grandes difficultés à passer d‘une sphère à l’autre. Des activités officielles ne sont pas nécessairement envahissantes, à soi d’en décider. Et les festivals littéraires peuvent être stimulants, et susciter – j’en suis l’heureux témoin ! – de vives, profondes amitiés. » Voici quelques années, Stefaan van de Bemt est parti de Bruxelles pour la Zélande « J’ai quitté la ville pour le calme, la proximité de la mer, de merveilleux paysages, des petites villes pleines de charme comme Veerle où j’habite, ou Middelburg. La Zélande m’était familière depuis l’enfance, et ma femme et moi y séjournions chaque année. » L’homme de deux patries ? « J’en ai même une troisième : le Mexique. Mon ami poète Marco Antonio Campos m’appelle le plus mexicain des poètes flamands ! » Parmi ses poètes compagnons, il cite « Apollinaire, Reverdy, Max Jacob, qui ont été pour moi les éveilleurs. Plus tard, j’ai été marqué par Verhaeren, Brecht et Neruda. Hugo Claus aussi, mais davantage par le poète hollandais Martinus Nijhoff.
Sur l’île déserte, je voudrais emporter toute une bibliothèque ! Les Poésies complètes de Baudelaire, Apollinaire, Rilke, Nijhoff. Je ne peux pas oublier un Borges. Je déborde ? Bien sûr ! Mais laissez-moi ajouter Proust, dont la prose est particulièrement poétique… »
De l’engagement politique à la poésie intériorisée
L’œuvre poétique de Stefaan van den Bremt comprend une vingtaine de recueils, dont le premier, Sextant, obtenait en 1968 le prix du « meilleur début littéraire », décerné en Belgique néerlandophone. Un magnifique encouragement pour le jeune auteur qui avait pris un pseudonyme, Stevi Braem. « C’était par pudeur. Je n’imaginais pas un instant recevoir un prix, être interviewé, et devoir livrer mon vrai nom ! La page pseudonyme a donc été d’emblée tournée… Ce premier livre est celui de la recherche de moi-même. Ensuite, j’ai écrit de la poésie engagée, de 1972 à 1980 environ : une critique satirique de la société, qui démasquait l’hypocrisie sociale très présente dans la vie politique. » Il n’a pas milité uniquement par la plume. « Je me suis en effet impliqué résolument dans la défense de la cause palestinienne, qui représente une des grandes injustices de notre temps : c’était une protestation contre l’indifférence massive du monde occidental. Je me sens toujours proche de cet activiste de trente ans. C’est le recueil Andere gedichten (Autres poèmes) qui exprime le mieux cette veine engagée, combative. Ensuite, je me suis orienté vers une poésie plus intériorisée, dans des recueils tels Het onpare paar (Le couple impair) ou, au printemps dernier, Kromzang (Faux chant). Mais, dès le début, j’écrivais des poèmes d’amour. D’ailleurs, l’amour n’est-il pas aussi un engagement ? » Instant choisi pour évoquer son mariage en 1971 avec Solange Abbiati, qui a signé deux recueils de poésie dans sa jeunesse mais est surtout peintre, et a illustré plusieurs de ses livres. « Elle est presque toujours ma première lectrice. Et ses miniatures d’oiseaux mi-réels mi-imaginaires m’ont inspiré les trente quatrains qui composent le recueil Vogeltekens (Augures). »
Parfait bilingue, Stefaan van den Bremt écrit spontanément en néerlandais. Exclusivement ? « Vers vingt-cinq ans, je lisais beaucoup Apollinaire, Reverdy, Max Jacob. J’ai jeté sur le papier quelques essais de poésie en français. Mais il m’est bientôt apparu que je devais avant tout m’exprimer dans ma langue maternelle. C’était, si vous voulez, une question de loyauté, de fidélité. » Une troisième langue fait partie de lui, l’espagnol, au cœur de son travail de traducteur. « J’ai été très tôt attiré par cette langue. J’aime son mélange de dureté et de chant. Et l’air du temps lui était propice : on découvrait avec enthousiasme, dès la fin des années soixante, la littérature latino-américaine. Je m’y suis plongé ardemment. » Il a consacré un essai à cette littérature dont il est devenu un spécialiste, avec une dilection particulière pour les poètes cubains, mexicains, argentins… De Nicolas Guillén à Octavio Paz, de Juan Gelman à Pablo Neruda. Un autre essai interroge l’opposition entre auteurs innovateurs et auteurs classiques. Lui-même se situe entre les deux : « Je pense que le temps des avant-gardes est révolu et qu’il faut tenter de récupérer des traditions fécondes qui ne sont pas épuisées. Il est illusoire de croire qu’on peut encore partir de zéro ; le post-modernisme nous en fait prendre conscience. La tradition peut renaître. Au lieu de la rejeter, il importe de la rénover, de la nuancer… »
Le poète Stefaan van den Bremt a été souvent honoré, notamment par le Prix Louis-Paul Boon en 1980, le Prix international de poésie de Zacatecas (Mexique) en 2007. Le traducteur aussi, entre autres par le Prix Koopal pour Ségou, de Maryse Condé. Ce qui nous conduit à l’autre versant de sa vie. Et là, il nous donne le vertige ! Car non seulement il traduit aussi aisément du néerlandais en français que vice versa, il maîtrise les langues allemande (poèmes de Bertolt Brecht, Kafka, Richard Pietrass, Christine Lavant, « une poétesse autrichienne qui est une vraie magicienne ») et espagnole, mais, en outre, il traduit des poèmes en néerlandais et en français vers l’espagnol ! « Dans ce dernier cas, je précise tout de suite que je suis aidé par un poète hispanophone, le plus souvent mon ami mexicain Marco Antonio Campos. »
La fervente célébration de l’amour conjugal
Ses premières traductions du néerlandais en français, Stefaan van den Bremt les a réalisées à partir de ses propres poèmes. Il publiait en 1995 Toast, une première anthologie personnelle, avec Jacques De Decker et Marcel Hennart. Suivaient deux anthologies bilingues : Racines d’un nuage (2002) et Temps et lieux (2006), avec le concours de Frans De Haes. Sans oublier la jolie édition bilingue pour bibliophiles d’Augures (2010). Enfin, en 2012 paraissait au Québec une anthologie traduite par André Doms, sous le titre Éloge du superflu – André Doms qui est, avec Marc Dugardin, un des rares poètes francophones contemporains qu’il traduise, car il transpose de préférence des auteurs plus anciens, de langue française et de terre flamande : Verhaeren, Marie Gevers (Paix sur les champs, La comtesse des digues), Maeterlinck.
Verhaeren : un amour de longue date. En 1976, paraît De stad, het land, het geld (La ville, la campagne, l’argent). « Il s’agit d’une anthologie née d’un spectacle d’un ami mime, Herman Verbeeck, combinant des textes de Verhaeren sur ces trois thèmes avec la projection des bois de Masereel. »
En 1997, il traduit Les heures claires, et, récemment Les campagnes hallucinées et Les villes tentaculaires. Aujourd’hui, il signe la première traduction intégrale en néerlandais de la trilogie des Heures. Une part importante de l’œuvre, quoique restée quelque peu en retrait. « Très importante. C’est presque le meilleur Verhaeren, à placer en tout cas à côté du poète visionnaire, chantre du pays natal meurtri par les grandes transformations industrielles et sociales de l’époque. » À cette fervente célébration de l’amour conjugal, il a donné pour titre Tuin van de liefde (Jardin de l’amour) : « C’est le thème du « jardin clos » que j’y vois incarné, le lieu idéal pour la rencontre des amoureux dès l’époque des trouvères et des troubadours. » L’amour de Marthe avait un côté protecteur, presque maternel, dit-on souvent. « Certains commentateurs ont même vu dans le poème Saint Georges, qui figure dans le recueil Les apparus dans mes chemins, une évocation de Marthe. Comme le saint a tué le dragon, Marthe s’est vouée à évincer de la vie du poète la maladie, le pessimisme, la neurasthénie qui allait, selon d’aucuns, jusqu’à des tendances suicidaires. »
Cette trilogie des Heures ne marque pas l’aboutissement du voyage de Stefaan van den Bremt avec Verhaeren. « J’ai d’autres traductions prêtes : Les villages illusoires, Les tendresses premières, la trilogie noire (Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs). »
Verhaeren est-il notre plus grand poète ? « Certainement un des plus grands… Oui, peut-être le plus grand… »
Francine Ghysen
Émile VERHAEREN, Tuin van de liefde. Les heures, traduit par Stefaan van den Bremt, Louvain, édition P, 2015, 120 p.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°188 (2015)