Verhaeren, d’une fin de siècle à l’autre

Emile Verhaeren par Théo Van Rysselberghe

Emile Verhaeren par Théo Van Rysselberghe

Il fut un phare pour l’Europe intellectuelle du tournant du siècle. Ses poèmes firent les beaux jours des anthologies de nos aïeux. Installé au Panthéon des lettres, Verhaeren connait alors l’éclipse d’une gloire désuète. Surviennent coup sur coup rééditions, numéros de revues et exposition, qui relancent la lecture sous les projecteurs contemporains.

En réponse aux nombreuses rééditions (intégrales ou de poche), la revue Textyles a ouvert le feu en consacrant son numéro 11 à une interrogation de l’œuvre de Verhaeren à l’aune des contradictions de ces deux fins de siècle. Une exposition présentée à la Bibliothèque royale, poursuit cette réinterprétation.

Sous le titre « Un musée intime », les Archives et Musée de la littérature ravivent la mémoire du couple Verhaeren en offrant au public les pièces maitresses de la collection constituée par René Gevers, petit-neveu du poète et neveu de la romancière Marie Gevers. Brouillons de jeunesse, fragments de correspondance côtoient photos inédites et manuscrits pour redessiner à grands traits la vie quotidienne du poète des Villes tentaculaires. Gravité, humour, émotion alternent d’un objet insolite à un document touchant, tels ce portrait réalisé lors de l’ultime conférence de Verhaeren ou ce télégramme expédié quelques instants avant l’accident de Rouen. Des œuvres d’amis peintres et sculpteurs sont aux cimaises ainsi qu’un ensemble de croquis, de pastels et d’huiles de la main de Marthe Verhaeren. Plusieurs documents peu connus, soustraits aux réserves du Musée, leur donnent également la réplique.

Endommagé en 1978 par la rupture des digues du vieil Escaut au bord duquel il était conservé, ce « musée intime » méritait un coup de neuf. Son nouveau propriétaire, la Communauté française, a confié ce soin aux Archives et Musée de la littérature, où la collection trouve place à côté du fonds d’archives et du cabinet de travail de l’écrivain que possède la Bibliothèque royale. Sa description exhaustive sera publiée à cette occasion.

Attendue pour le vernissage, l’importante Correspondance d’Émile Verhaeren et de Stefan Zweig mérite mention. C’est le deuxième volume de l’édition critique des œuvres complètes de Verhaeren que publient les AML dans leur collection scientifique, « Archives du futur ». Le texte a été établi par Fabrice van de Kerckhove. Il répond à nos questions.

verhaeren zweig correspondance

Le Carnet et les Instants : Cette correspondance – près de trois cent lettres – raconte le combat systématique et désintéressé mené par un jeune écrivain autrichien pour imposer un poète belge au public allemand. C’est aussi l’histoire d’une amitié, contrariée par l’Histoire. Comment est née chez Zweig cette passion pour Verhaeren, pour l’homme et pour l’œuvre ?
Fabrice van de Kerckhove :
Zweig a dix-huit ans lorsqu’il écrit à Verhaeren pour lui demander l’autorisation de traduire deux ou trois de ses poèmes. C’est, en 1900, un poète précoce, un jeune dandy, un esprit cosmopolite comme il s’en trouve beaucoup à Vienne. La sophistication viennoise commence à lui peser cependant lorsque, deux ans plus tard, il rencontre l’écrivain belge à Bruxelles et découvre un personnage simple et chaleureux qui le fascine. Il décide de composer une anthologie allemande de son œuvre, qui parait en 1904, suivie en 1909 par la traduction d’une tragédie encore inédite en français. Reconnu comme un maitre par nombre de jeunes poètes français, Verhaeren commence à jouir en Belgique d’une reconnaissance officielle et semble promis au prix Nobel quand Zweig réussit en 1910 son coup d’éclat : un « Verhaeren allemand » en trois volumes, dont le premier est une biographie intellectuelle où Verhaeren apparait comme un pionnier d’une poésie nouvelle qui affirme la vie dans sa « multiple splendeur », ose dire la beauté cruelle et conquérante du monde moderne : la grande ville, l’usine, l’expansion coloniale.
Ce qui frappe à la lecture de cette correspondance, c’est combien l’engagement affectif irraisonné va de pair chez Zweig avec une précoce maitrise des stratégies littéraires, avec un étonnant savoir-faire éditorial, avec un sens de la vulgarisation journalistique qui lui fait formuler brillamment les idées en vogue. Ces qualités, il va les déployer fiévreusement au service de la diffusion, en Autriche et en Allemagne, de l’œuvre de Verhaeren, comme l’atteste, par exemple, l’entrée du poète à l’Insel-Verlag, l’une des plus puissantes maisons d’édition allemandes.

À travers cette correspondance, on prend aussi la mesure de la renommée européenne de Verhaeren…
Grâce à Zweig, Verhaeren voit en effet s’accroitre considérablement le réseau qu’il cherche à se constituer depuis les années 1890 en Allemagne. Et sa correspondance avec son traducteur autrichien fait surgir devant nos yeux – c’est ce qui fait aussi son intérêt – une internationale des intellectuels qui, au-delà de la France et de l’Allemagne s’étend à la Suède et à l’Italie, l’Espagne et la Russie.

Vous parlez de l’Allemagne. L’intérêt que Zweig porte aux écrivains belges ne serait-il en rien viennois ?
À Vienne, tous les intellectuels qu’intéresse la modernité littéraire ou artistique ont depuis le début des années 1890 les yeux tournés vers la Belgique : on monte le théâtre de Maeterlinck, Hofmannstahl le traduit et s’en inspire, la Sécession voit triompher Khnopff, Minne ou van de Velde. Les écrivains belges vers lesquels Zweig se tourne ne sont toutefois pas ceux qui ont retenu l’attention de la modernité viennoise. C’est contre Vienne, en quelque sorte, et pour échapper à ce qu’il appellera l’esthétisme et le scepticisme viennois, que Zweig choisit de s’intéresser à Lemonnier, puis à Verhaeren. Il est plus proche en cela des écrivains allemands qui, pour surmonter la décadence fin de siècle, se réclament d’une forme particulière de vitalisme et de religiosité panthéiste, le « monisme ». En réalité, Zweig restera toujours isolé à Vienne dans son engagement pour le poète belge. Tout autre est le succès de Verhaeren à Berlin ou à Hambourg.

Les « bons Européens » que sont Zweig et Verhaeren voient leurs espoirs s’effondrer avec la catastrophe de 1914 et semblent se replier l’un et l’autre sur des positions nationalistes…
Sans se faire trop d’illusions sur la portée de leur action, Zweig et Verhaeren, lorsqu’ils tissent jusqu’en Russie le réseau de leurs amitiés littéraires, espèrent contribuer à l’apaisement des conflits politiques qui divisent l’Europe. L’engagement européen de Zweig n’est toutefois pas sans ambiguïté et entre sans cesse en collision chez lui avec un point de vue nettement germanocentriste. Comme nombre d’intellectuels allemands, il se plait à présenter la littérature belge comme l’exemple d’une germanité qui serait à l’œuvre au sein même de la romanité. Et il ne manque pas d’écrivains belges, de Lemonnier à Verhaeren, pour se reconnaitre dans cette image, qui semble rendre compte de la spécificité belge et remettre en cause les prétentions hégémoniques de la culture française. Les rythmes, le panthéisme, presque tout serait germanique chez Verhaeren aux yeux de Zweig, qui semble parfois chercher à convaincre son public qu’il restitue à la littérature allemande un bien qui lui appartenait déjà en propre.
C’est sans doute ce que Verhaeren n’a pu pardonner au lendemain de l’invasion de la Belgique. Cette assimilation a dû lui paraitre insupportable après les atrocités commises par les troupes allemandes, après l’incendie de la bibliothèque de Louvain et surtout après la publication d’un Appel aux nations civilisées, signé par ses anciens amis de Berlin et d’Hambourg, qui proclame l’identité de la Kultur et de l’armée allemandes et rejette les accusations portées contre celle-ci. Un thème que la propagande française, et Verhaeren dans ses pamphlets et ses poèmes de guerre, s’empressent de retourner contre l’ennemi. Zweig, de son côté, se sent plus allemand que jamais et pardonne difficilement à Verhaeren sa condamnation sans nuance d’une germanité qui n’aurait jamais été que barbarie. Mais il se rapproche aussitôt de Romain Rolland et gagne la Suisse.
Un an après la mort accidentelle du poète belge, Zweig lui rend pourtant hommage en évoquant, dans Le monde d’hier, le souvenir de ses « années Verhaeren ». Après la guerre, étonné de l’hostilité persistante de la veuve de l’écrivain (elle le soupçonne à son insu d’avoir dérobé des lettres du poète), il ne passe qu’à contre-cœur dans une Belgique qui n’est plus celle de Verhaeren. Il conserve toutefois l’ensemble des lettres qu’il a reçues de lui. Lorsque les nazis prennent le pouvoir en Allemagne, il les confie, avant de quitter l’Autriche, à la Bibliothèque nationale et universitaire de Jérusalem, qui nous a permis de les publier. 

« France/Belgique, 1848-1914 » : dialogue sans frontières

 Décisif dans l’histoire du mouvement symboliste et l’essor de l’Art nouveau, le dialogue entre Bruxelles et Paris s’inscrit dans une longue tradition d’échanges culturels entre les deux pays. Un colloque organisé conjointement par les Archives et Musée de la littérature de Bruxelles et le Musée d’Orsay de Paris se tiendra les 7, 8 et 9 mai prochains à la Bibliothèque royale de Belgique pour cerner la question d’un regard neuf.

De bonne heure, la Belgique indépendante fut une terre hospitalière pour ses voisins français. Le régicide David y fait école, Hugo publie ses Misérables à Bruxelles et comme eux, nombre d’exilés politiques apprécient un pays dont la constitution garantit les libertés individuelles.

Au tournant du siècle, passé le temps de la contrefaçon, les échanges culturels sont intenses entre les deux pays. Artistes et poètes, tels Rodin, Courbet, Baudelaire ou Verlaine séjournent en Belgique et y travaillent. L’impression à Bruxelles des Chants de Maldoror (comme Une saison en enfer d’ailleurs) n’est peut-être pas étrangère à l’engouement de certains « Jeune Belgique » pour Lautréamont. C’est La Wallonie que choisit André Gide pour publier ses premiers textes. Et c’est à l’éditeur belge Edmond Deman que Mallarmé confie l’édition ornementée de ses traductions de Poe et de ses Pages.

À Paris où Félicien Rops règne sur la gravure, Lemonnier et Rodenbach tiennent chronique dans la presse tandis qu’André Fontainas devient, pour le Mercure de France, le messager entre la Belgique et la France. La mise en scène par Lugné Poe des premiers drames de Maeterlinck, l’installation du couple Verhaeren à Saint-Cloud pour l’hiver sont autant de symptômes d’une présence créatrice active des Belges à Paris. Quant à l’opéra Pelléas et Mélisande, créé par Debussy en 1902 d’après le drame du futur prix Nobel, il résume une conjonction de recherches qui, tout au long du 19e siècle, affecte aussi bien les lettres et les arts que les luttes sociales et politiques.

L’expansion économique foudroyante de la Belgique naissante va de pair en effet avec une situation politique singulière, entre France, Angleterre et Allemagne. Ce carrefour d’influences engendre des productions linguistiques, culturelles, et idéologiques originales qui nourrissent les échanges entre Paris et Bruxelles et rayonnent à travers l’Europe entière jusqu’à la fracture de 14-18.

Les journées de réflexion qui vont réunir à l’Albertine des spécialistes belges, français et étrangers éclaireront cette circulation des hommes et des idées. Elles donneront lieu à une publication qui devrait ouvrir la voie aux expositions Paris-Bruxelles/Bruxelles-Paris et Rodin et la Belgique, présentées en 1997 à Paris, Gand et Charleroi.

Véronique Jago-Antoine


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°92 (1996)