Autour de la création
Fernand VERHESEN, Propositions, Le Courrier, coll. « Textes », 1994
Quelle chance a d’être entendu, aujourd’hui, celui qui travaille dans la durée ? Et voit dans la continuité et la discrétion des vertus — l’étrange, le vilain mot — et non des erreurs de stratégie, des fautes es marketing ? L’analyse en profondeur, le commentaire un peu appuyé, exigent trop de temps, imposent trop de lenteur à des médias qu’obsèdent la virevolte des informations et le rythme saccadé du clip. Aussi, dans les émissions littéraires télévisées, c’est encore l’image qui prime : la grossière apparence du récit, son squelette ; la tronche et les mimiques de l’écrivain promu comédien, singe de lui-même pour la circonstance. De poésie, de langage, point. Qu ‘en dirait-on ? C’est sans tapage aucun, mais avec une constante rigueur, que Le Courrier du Centre International d’Etudes Poétiques met en lumière l’œuvre d’interrogation et de creusement du langage qui est le lot du texte poétique — qu’il soit contemporain ou non, francophone ou non. Sorti en octobre 1993, le deux-centième numéro de la revue ne déroge pas à l’exigence initiale. Il ne prélude pas à un bilan satisfait, mais plutôt à un hommage à Fernand Verhesen, son fondateur et principal artisan. Or, sous le titre de Propositions, le recueil d’études qui vient de paraître est beaucoup plus qu’un ouvrage de commémoration. C’est une somme critique qui, sous des angles divers, tente de débusquer ce qui fait l’essence de la création poétique. Qu’il émette justement des propositions sur les enjeux intellectuels et esthétiques de la poésie ou qu’il interroge Les avant-gardes littéraires au XXe siècle, Fernand Verhesen se garde de tout enlisement dans l’abstraction, mais puise à même les nuances des essais ou des poèmes les articulations majeures de sa réflexion. Situant — sans réelle surprise — la rupture avant-gardiste dans les œuvres de Mallarmé et de Breton, il accorde également une féconde attention à la musique et aux arts plastiques contemporains. Des rapports structurels fondamentaux naissent alors du dialogue des œuvres, et en éclairent la finalité métaphysique commune. Par l’évocation de Webern, Cage, Giacometti ou Du Bouchet, l’ample vision interdisciplinaire permet au critique de noter combien la charge de l’artiste est « de faire surgir, dans le silence ou le blanc de l’espace, le point de convergence de l’Etre et de l’étant ».
Poète et critique, Fernand Verhesen est aussi traducteur, et notre connaissance de la poésie hispano-américaine lui doit énormément. S’il est avec Roger Munier le principal traducteur de la Poésie Verticale de Roberto Juarroz, la liste est longue des auteurs qui ont vu ne fût-ce qu’un poème confié à son savoir et à sa sagacité de lecteur-écrivain. A lire les études qu’il a écrites en marge de ses traductions, on peut plus sûrement désacraliser l’approche du poème en langue étrangère et démystifier la gageure de la recréation en français. Il n’est d’abord pas de mystère qui vaille, mais une appréhension linguistique, presque technique, des textes. Le linguiste cède toutefois le pas au poète, lorsqu’il est question de percer le jeu des connotations et d’opérer le délicat passage d’une métaphore d’une langue dans une autre. Et, comme le souligne l’essayiste, c’est la «polysémie » des figures de sens qu’il convient de privilégier, au prix parfois de « distorsions sur le plan des signifiants » voire de « substitutions plus radicales » dont l’effet doit produire « une équivalence métaphorique beaucoup plus satisfaisante ».
Trouvant un lieu fertile d’empathie aussi bien dans l’œuvre de René Char que dans celle de Pierre délia Faille — poète belge un peu tôt oublié —, et revenant même lucidement sur certains de ses propres recueils — de Franchir la nuit à L’Archée —, Fernand Verhesen nous offre ici, probablement sans le vouloir ni le savoir, un grand art poétique. Une bibliographie exhaustive ponctue avantageusement l’ensemble.
Laurent Robert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°83 (1994)