David Vrydaghs, Michaux l’insaisissable

Michaux et l’espace du dehors

David VRYDAGHS, Michaux l’insaisissable. Socioanalyse d’une entrée en littérature, Droz, 2008

vrydaghs michaux l'insaisissableL’université de Liège était autrefois réputée pour son école d’analyse textuelle, fondée par Servais Étienne. Depuis quelques années, l’approche sociologique issue des travaux de Bourdieu a pris le relais, renouvelant le genre en perte de vitesse de la monographie d’auteur. Après les études de Jacques Dubois sur Proust et sur Stendhal, après l’essai de Pascal Durand sur Mallarmé, c’est aujourd’hui Michaux qui se trouve sur la sellette. L’image que l’on a du poète d’origine namuroise est plutôt celle d’un écrivain farouchement individualiste, se tenant à l’écart des débats de son époque, privilégiant la création de mondes imaginaires et l’exploration de « l’espace du dedans », titre de l’anthologie qu’il a tirée de ses propres œuvres. Le propos du livre de David Vrydaghs, Michaux l’insaisissable, sous-titré Socioanalyse d’une entrée en littérature, est de montrer que cette image est, sinon fausse, du moins biaisée, en tout cas incomplète. Car l’écrivain n’a eu de cesse, dès ses premiers essais littéraires, de se situer non seulement par rapport au monde de l’édition et de la critique, mais aussi par rapport aux grandes questions du temps. De se chercher une place et un statut, de justifier ses prises de position par un métadiscours dont on trouve la trace tant dans ses écrits eux-mêmes que dans les postfaces dont il les agrémentait volontiers, ou dans la correspondance qu’il a entretenue avec différents acteurs du monde littéraire.

Ce qui frappe, à la lecture de cet essai, c’est de voir combien Michaux est soucieux de donner une cohérence, fût-ce de façon rétrospective et au prix de quelques acrobaties, pour ne pas dire de palinodies, à sa démarche d’écrivain. Une tâche rendue nécessaire par le fait que les textes qu’il écrit sont de nature hétérogène. Poète avant tout, il se fait connaître par deux livres qui sont des récits de voyage, Ecuador et Un barbare en Asie, mêlant observations ethnographiques et impressions personnelles, récits et poèmes. Le voilà d’emblée à cheval entre deux ou plusieurs genres, situation qui à la fois convient à sa nature complexe et fluctuante, et le met mal à l’aise dans la mesure où elle rend plus difficile sa reconnaissance comme écrivain. Une difficulté qu’il résoudra à sa manière, faisant en quelque sorte de nécessité vertu : il travaillera à se rendre insaisissable, et cela à deux niveaux. D’une part, dans ses textes proprement dits, qui iront en se diversifiant toujours davantage (il caressera même pendant des années le projet d’écrire un roman, dont il finira par abandonner l’idée). D’autre part, en estompant ou en travestissant ses origines sociales (il se dit né en « Ardenne », sans préciser de quel côté de la frontière, joue de ses origines belges tantôt pour les revendiquer, tantôt au contraire pour les nier, avant d’opter pour la nationalité française).

La Seconde Guerre mondiale constitue une période particulièrement critique, Michaux se sentant tenu, comme ses contemporains, de se situer par rapport à l’envahisseur. S’il choisit finalement de s’y opposer, après avoir d’abord revendiqué l’abstention, il s’agit moins d’un engagement actif que d’une prise de distance subjective. Il tire argument de la faiblesse de son cœur, déjà évoquée dans ses premiers textes, pour justifier son incapacité à entrer dans la résistance armée. Et lorsqu’il envisage des formes d’action concrète, il faut bien rconnaître que celles-ci prennent un tour passablement irréaliste, pour ne pas dire franchement irresponsable. Si l’on en croit le journal d’Alexis Curvers, qu’il fréquente à cette époque, « sa grande idée est de supprimer les guerres en organisant des bombardements et des explosions gigantesques qui amusent les foules ».

Ceci n’ôte évidemment rien à la qualité et à l’originalité de son œuvre, pas plus que les propos antisémites de Céline ne diminuent la grandeur du Voyage au bout de la nuit. L’un des mérites de l’essai de David Vrydaghs est de faire la part des choses, de ne pas tomber dans le piège qui consiste à réduire la création à la biographie ou au contexte social. Il analyse avec finesse, en s’appuyant sur une connaissance approfondie des milieux littéraires et extra-littéraires de l’époque, comment un écrivain, quoi qu’il veuille et quoi qu’il dise, est amené à se faire une position, à travailler à une « présentation de soi », à déployer des stratégies et à nouer des alliances pour que ses textes puissent exister. Seul petit bémol : une écriture manquant parfois de légèreté – à l’image de bon nombre de travaux d’inspiration bourdieusienne –, entachée de formulations incorrectes (« au final », « ensuite de quoi », « sa proximité d’avec la poésie…) et de fautes d’orthographe (du sombre « crash boursier » au savoureux « prêter le flan »…).

Daniel Arnaut


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°156 (2009)