Plaidoyer pour André Souris
Robert WANGERMÉE, André Souris et le complexe d’Orphée — Entre surréalisme et musique sérielle, Mardaga, 1996
Qu’un musicien soit poète, hors des imites de sa discipline, voilà qui l’est déjà pas très fréquent. Que ce musicien ait emboîté le pas au mouvement surréaliste, au point d’en tirer des conséquences pratiques qui l’amèneront à tourner le dos, pendant un certain temps, aux sirènes de la renommée artistique, voilà qui devient beaucoup plus rare. Ce musicien existe pourtant : il s’agit d’André Souris (Mont-sur-Marchienne, 1899 — Paris, 1970). Robert Wangermée vient de signer une étude très fouillée et fort attendue à son sujet, un livre qui va bien au-delà de la monographie, de la chronique d’une vie et d’une œuvre. L’aboutissement d’une longue recherche.
Un des atouts, des attraits majeurs de l’essai que Robert Wangermée consacre à André Souris réside dans la manière à la fois vivante et remarquablement documentée dont il restitue le climat où se sont développées les avant-gardes littéraires et artistiques de 1920 à I960, avec leur cortège d’amitiés et d’inimitiés, celles-ci trouvant parfois à s’alimenter dans celles-là. Wangermée jette aussi un éclairage relativement neuf sur l’émergence du groupe surréaliste de Bruxelles dont l’avènement et l’action furent en partie liés à la vie musicale aux alentours de 1925, chose que l’on ne rencontre guère ailleurs, à commencer par Paris. Wangermée montre bien les différences considérables qui séparent les deux têtes pensantes du surréalisme, en France et en Belgique : André Breton s’avouait littéralement sourd à la musique, là où Paul Nougé lui reconnaissait une vertu essentielle, un pouvoir d’émotion — ou une puissance émotive — qui aurait relégué les autres pratiques artistiques au rancart. Et ceci encore : Breton tenait l’écriture automatique pour un des principes fondamentaux de l’activité surréaliste, là où Nougé ne jurait que par le calcul. Wangermée n’est pas loin de désigner Souris comme étant le disciple préféré de Nougé, celui en qui le maître à penser a déposé toute sa confiance, une confiance acquise au dépens de Herman Closson dont Wangermée révèle les échanges tour à tour affectueux et orageux qu’il entretint avec Souris et Nougé. Car la jalousie était de la partie.
La question s’est en effet posée, pour Souris, de se trouver un guide spirituel, une filiation et, qui sait, de passer par une filière : soit Paul Collaer, l’exemple même d’un esprit qui savait marier la ferveur et l’indépendance pour animer — et de quelle façon — la vie musicale en Belgique au XXe siècle (Wangermée prépare la prochaine publication de la correspondance de Collaer), soit Nougé, l’agitateur le plus intransigeant et secret, dont les exigences morales confinaient parfois à l’autodestruction. Wangermée énonce aussi certaines conditions de la création artistique en général : en se référant à André Gide qui souhaitait qu’un maximum de liberté corresponde à un maximum de rigueur ; en citant Ernest Closson (le père de Herman) à propos d’Arnold Schonberg et de la pratique subversive « Il (Schonberg) a dû pénétrer à fond l’harmonie pour pouvoir la trahir à ce point. » Et Nougé attendait de Souris « une musique dont nous n’ayons pas à rougir », ce qui peut définir, en partie, l’utopie d’une musique surréaliste.
De se retrouver ainsi dans le premier cercle de l’idéologue même du surréalisme en Belgique, aurait dû avertir Souris que Nougé n’admettrait pas les pas de clerc, les occupations mercenaires liées aux ambitions artistiques et personnelles, celles que Wangermée met sur le compte de « l’arrivisme carriériste » auquel Souris aura fini par céder : le fait d’aller se commettre au pupitre de chef d’orchestre pour diriger une « Messe des artistes », en 1936, allait irrévocablement mener le musicien au banc des accusés pour avoir doublement trahi la cause commune, et du côté des curés, et du côté des artistes. C’est aussi le mérite de l’ouvrage de Wangermée de ne pas occulter cette faiblesse, ce « faillissement » et l’exclusion unique en son genre qui en est résulté, (Souris s’est fait traiter de « domestique zélé »), tout en rappelant que le commerce des tableaux ne souffrait pas d’une pareille intolérance dans les milieux surréalistes. Car, là où René Magritte se désolera ultérieurement de n’avoir fait qu’empocher les dividendes d’une peinture destinée à faire vaciller les souverains sur leur trône, Nougé écrira à l’endroit de Souris : « Le pain que nous mangeons a toujours un arrière-goût de remords ».
L’essai de Wangermée est aussi le point de départ d’une réflexion sur l’épuration et les règlements de compte dont Souris a été victime du fait qu’il avait continué à œuvrer sous l’occupation allemande (y compris dans la clandestinité), et que certains responsables de l’I.N.R. s’étaient charitablement souvenus de sa causticité antérieure à leur égard, une fois venue la Libération. Ce livre porte donc, par moments, les traits d’un procès en réhabilitation à propos d’un musicien dont on a jugé un peu vite qu’il s’était fourvoyé dans la collaboration. De manière plus fondamentale, le travail de Wangermée pose une question bien plus actuelle qu’on ne l’imagine en ces temps de rectitude et de respectabilité politique : celle de l’engagement de l’artiste et de ses conséquences — vitales comme on semble vouloir parfois l’ignorer.
Philippe Dewolf
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°93 (1996)