Le règne du plaisir
Jacques WERGIFOSSE, Œuvre (presque) complète, 3 vol., Les trois petits cochons, 2001
Bon. On passera outre à une typographie et à une mise en page tristounettes. On ne tiendra pas rigueur à André Stas et Tom Gutt, maîtres d’œuvre de cette édition, de nous donner à relire, sans crier gare, dans le tome 2, très légèrement modifiée, la première partie des Profondeurs du plaisir, déjà explorée au tome 1, quoiqu’elle n’apparaisse pas à la table des matières dudit tome 1. Certes, on pestera de devoir consulter les notes des trois volumes en fin de tome 3, mais on ne boudera pas son plaisir de découvrir une œuvre (presque) complète, jusqu’ici éparpillée dans des revues confidentielles, ou restée largement inédite ; presque complète puisque manquent des pages inachevées (dont un roman erotique et un scénario de film) et L’école buissonnière, publiée à part en fac-similé.
Né en 1928 et tôt (1945) lié à René Magritte, Jacques Wergifosse n’a cessé d’écrire sous le double signe du désir et du plaisir. La correspondance échangée avec le peintre à propos de « l’extramentalisme » que ce dernier rêve de voir succéder au surréalisme atteste qu’il s’agirait, à travers ce mouvement, ni plus ni moins que de transformer le monde « à la lumière de nos désirs » — formule digne du plus pointu des situs. Quant au plaisir… Multiples plaisirs glanés aux seins et aux cheveux des femmes, au « beau jour de tes yeux », au vol des oiseaux et au sable doré, aux parfums et aux sourires des fleurs, aux merveilleux nuages et aux lumières qu’ils tamisent, aux musiques de Satie et de Couperin autant qu’à celles des Liégeois Bobby Jaspar et René Thomas. Voici, dès lors, l’œuvre protéiforme, canulardesque, irrespectueuse, oulipienne, rhétoricienne d’un fou de littérature. Poèmes nés sous des contraintes qu’ils s’imposent : mots commençant tous par f, obligation de composer cinq lignes par jour. Monostique se souvenant du « Chantre » d’Alcools : « Fleuve seul animant l’apparence des cimes ». Jeux de miroir de la paronomase : « J’ai revu nos fleurs pâlies, fanées, arrachées à leur terre. C’était beau. J’ai revu ces roches fardées, polies, attachées à leur ciel vert. C’était beau. » Pots-pourris de l’intertextualité : « Les chants désespérés sont les chants les plus beaux / Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive / Le prince d’Aquitaine à la tour abolie / Je ne me sentis plus guidé par les haleurs / Tout autre que mon père l’éprouverait sur l’heure ». Glissements rousselliens (que n’eût pas désavoués Boby Lapointe) : « Au fond du bois le cerf pend et trois jars dînent. Ô fondu bois, le serpent étroit jardine. » Contrepoint ubuesque à La logique de Port-Royal que cette Logique de Port-Salut où M. Pimpon en vient à préférer que « les nombres pairs ne soient point. » Pastiche de Michaux : « A fous flui donc fouis le roinse, le roinse, le roinse du bic-boc. Ruile. » On lira ailleurs, plus développés, des commentaires qui mettent au jour (encore que celui-ci restât énigmatique) la genèse de certaines pages accompagnant des dessins retrouvés dans les archives paternelles, et qui comportent tous un élément inquiétant : « Or voici quelque temps déjà que je suis poursuivi par cette idée d’inquiétude, idée que je recherche en tous lieux, à tous moments. » Et la rencontre de ce hasard (?) de susciter évidemment une autre inquiétude. Rien de tel dans le long compagnonnage avec Magritte, dont « les tableaux cherchent à nous donner le plaisir ». Il avait apparemment bien du mérite, Magritte, que les souvenirs de Wergifosse montrent perpétuellement fatigué, harassé par ses travaux forcés de peinture destinés à assurer la matérielle. Plus indiscrètes, les révélations sur la fréquentation des bordels par un peintre qui allait y requinquer une virilité mise à mal par les infidélités de Georgette avec Paul Coli-net. Peut-être plus inattendue encore, l’évocation d’un Magritte férocement républicain, qui adresse une lettre fulminante au Drapeau rouge coupable d’avoir rendu compte d’une visite de la reine : il aurait fallu faire comprendre que « c’est la reine qui a eu l’honneur d’avoir un contact avec le parti et non le parti d’avoir eu un honneur insigne en recevant cette vieille putain ». La dent dure, Wergifosse l’avait aussi. L’illustre poète de la rue Ferrer (aujourd’hui Chavée) à La Louvière n’était pour lui que le « nain Chavée »… Quant à la politique : la mère de de Gaulle aurait fauté avec un facteur africain ; d’où l’entreprise éperdue de blanchiment du bébé qui provoqua une poussée de gigantisme et un ramollissement du cerveau ; mais, conclut Wergifosse, « ceci échappa à la presque totalité des Français — Malraux inclus… »
Pol Charles
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°121 (2002)