L’année Weyergans

Le prix Goncourt 2005 n’avait pas encore été attribué à François Weyergans que nous savions tous, depuis un mois, que la parution simultanée de Trois jours chez ma mère et de Salomé écrits à trente-cinq ans d’intervalle avait bouleversé une rentrée littéraire qui en était déjà à sa troisième semaine et semblait devoir se dérouler selon une stratégie mise au point l’été. Les Weyergans parus, celui qu’on n’attendait plus et celui qu’on n’attendait pas, le dernier et le premier, inconnu jusqu’alors, la presse spécialisée a retrouvé de la vigueur et s’en est donné à cœur joie dans la dernière semaine de septembre.

Certains se sont tellement emballés qu’ils ont davantage mis en évidence les circonstances de cette double publication et non les romans eux-mêmes. Les hasards du calendrier faisant que Le Carnet paraisse après ce battage, on pouvait faire l’impasse sur cette histoire après tout secondaire n’était l’impact qu’elle peut avoir la réception des livres en question ou sur le marché de la littérature. Lorsque parait Trois jours chez ma mère, il y huit ans que François Weyergans n’a plus rien publié, un temps anormalement long en regard du rythme imposé par l’économie du livre. Huit ans de silence entrainent l’annulation de toute vie médiatique. Or, aujourd’hui, tout se passe comme si c’était l’inverse. Grâce à Weyergans, la rareté ou la lenteur, ou encore le travail deviennent des valeurs littéraires. Huit ans pour sortir un livre, mais aussi trente-cinq pour en livrer un autre, cela donne à penser. L’auteur semble bien conduire une carrière à sa façon et en toute liberté. De là à dire qu’il en va ainsi de la vie tout entière, il n’y a qu’un pas. Voilà un homme libre, selon toute apparence. Libre en tout cas de n’être asservi qu’à lui-même car, s’il refuse avec horreur la simple idée d’être salarié, de dépendre d’un patron, d’une institution, d’un horaire extérieur, il risque bien de se trouver seul dans « les bas-fonds qu’on abrite à l’intérieur de soi ». Mais bon nombre de journalistes ont laissé cet aspect personnel de côté pour s’attacher à l’aventure éditoriale qu’ils soulignent à grand renfort de précisions chiffrées. C’est à qui trouvera la formule choc : « Enfin Weyergans », « Deux livres sinon rien », « La preuve par deux », « Chronique d’un retour annoncé »…  Tout de même Le monde des livres, Les inrockuptibles, Le point, Le soir et quelques  autres ont trouvé des formules plus critiques. On trouve de bonnes interviews dans Lire, Le magazine littéraire, Le monde, Elle, des analyses authentiques sous la plume de Fabrice Gabriel (Les inrocks), Marie-Françoise Leclère (Le point), Philippe Lançon (Libé), Olivier Le Naire (L’express), par exemple.

« ‘Tu fais peur à tout le monde’, m’a dit Delphine hier soir, en guise de point final à un dialogue qui risquait de s’envenimer ». Ainsi commence Trois jours chez ma mère, par cette phrase qu’on croirait écrite le matin même. Ce réputé impossible à écrire et qu’aucun des protagonistes successifs ne mènera à son terme, semble avoir été rédigé d’un seul trait et il se lit d’un coup d’aile. C’est cela la magie Weyergans. Faire de l’impuissance créatrice le thème majeur, le moteur même de son récit. Que le véritable fond du « désarroi » soit à chercher du côté de la mère, figure émouvante qui domine indirectement tout le texte, ne fait qu’ajouter au charme. L’incipit de Salomé pourrait, comme Jacques renvoie à son maitre, convenir aux deux volumes : « Par où commencer puisque je ne sais pas où je finirai, ni comment. N’importe un de ces jours, il faudra finir ». Si Trois jours chez ma mère concerne ensemble la mère et la création littéraire qui repoussent l’un après l’autre le déjà célèbre François Weyergraf et ses doubles, Salomé est le long monologue d’un jeune cinéaste, curieux et passionné, qui veut devenir écrivain. Les deux livres ont en commun les thèmes favoris voire obsessionels de l’auteur, mais le ton est différent, du premier texte fiévreux et emporté au dernier qui sait si bien doser le rire et l’émotion. Salomé a ses qualités propres, et conjugue au caractère sauvage d’un jeune homme exigeant une réflexion troublante sur la vie. Trois jours chez ma mère fait s’emboiter différents récits à la manière de poupées russes et met en place tout un jeu de miroirs sans fin. Le roman progresse ainsi par mises en abîme successives où, pour développer le même motif, le virtuose invente à chaque fois une cadence nouvelle. Les deux livres sont pareillement riches en digressions passionnantes tout en fluidité. Aller de l’un à l’autre est donc un beau voyage, pour  le plaisir et l’intérêt.

François WEYERGANS, Trois jours chez ma mère, Grasset, 2005 ; Salomé, Léo Scheer, 2005

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°140 (2005)