Liliane Wouters, Derniers feux sur terre

Dernier signe d’une vie en partance

Liliane WOUTERS, Derniers feux sur terre,  Le Taillis Pré, 2014

wouters derniers feux sur terre« Celui qui n’a jamais changé de cap, perdu le nord / haché le petit bois des branches de sa vie / ne peut comprendre ce que je vais dire, / moi-même je n’y comprends rien. »

Sur cet exorde sans ambages s’ouvre le monologue – mémoire d’une vie, chant d’adieu, confession, testament ? – du vieux capitaine Nobody, que nous livre Liliane Wouters dans un long poème aussi beau que son titre : Derniers feux sur terre.

Avoir vécu toutes voiles dehors, goûté tous les plaisirs, pleinement maître de son corps et de sa destinée, et constater que, lentement, tout se dérobe, se rétrécit, vous échappe inexorablement, comment l’accepter ?

Il n’avait pas imaginé qu’un jour naviguer lui serait interdit (« loin de la mer c’est déjà être mort »). Le corps a perdu ses forces, son agilité ; usé, rouillé, il plie sous les misères de l’âge, les défaillances ; doit être assisté. Le cœur a perdu sa fougue, son allégresse, ses élans.

Dans ce grand naufrage, pourtant, demeurent à jamais gravés les rares instants, parcelles d’éternité, « où l’on se croit en connivence avec tout l’univers / et – peut-être – avec Dieu ».

Et voici qu’au creux du désespoir, John Alexander Nobody se sent renaître. L’ivresse d’aimer lui est rendue par Margaretha. Trop tard ? Mais leur histoire ne remonte-t-elle pas à des temps anciens ? Faussement endormie, elle n’attendait qu’un signe pour se réveiller, ranimer la flamme qu’il pensait éteinte.

En écho, on se souvient alors des vers frémissants, vibrant de la joie retrouvée, d’État provisoire (L’aloès), qui marquait le retour en poésie de Liliane Wouters après un long silence :

L’amour n’a ni commencement ni fin. / Il ne naît pas, il ressuscite. / Il ne rencontre pas, il reconnaît.

Comme le printemps balaie de sa jeune vigueur, de ses couleurs, de ses oiseaux, l’hiver glacé, la passion flambe à nouveau, soulève le vieux « loup de mer en cale sèche », qui se retrouve adolescent.

Pure folie ? Phantasme ? Délire ? « Il a perdu la tête ou quoi ? – C’est la morphine. […] – Et s’il devenait encombrant ? – C’est son affaire. – Non, c’est la nôtre. Il faut agir. Il est grand temps. »

Nobody le sait : pour son bien, on entend le priver de liberté. Demain, des médecins viendront le chercher. Mais ils trouveront la chambre vide. Car il sera parti dès ce soir, avec Sam, son chien fidèle, sur l’Old Fellow, son bateau vermoulu. À moins qu’il ne rêve encore ?

Là-bas, sur l’océan, il connaît des îles où trouver refuge, vivre en paix avec son vieux compagnon, et où Margaretha ne tardera pas à les rejoindre. Larguons les amarres !

Mais le vent d’ouest souffle en rafales, la mer se déchaîne, le gouvernail ne répond plus. « Mon Sam, je ne crois pas que nous verrons ces îles / Notre bateau pique du nez. Viens contre moi. / J’ai toujours préféré l’océan comme asile / aux quatre planches où le corps est à l’étroit. »

Au moment de sombrer, le destin s’accomplit. L’heure est au consentement. À la célébration de cette dernière passion qu’il lui fut donné de vivre et pour laquelle il vaut de mourir.

« Seigneur, je pars serein, et je vous dis merci / de m’avoir accordé cette ultime folie. / J’ai bu le meilleur vin et je boirai sa lie. […] c’est à vous seul, Seigneur, que je me fie / pécheur c’est vrai, mais qui aima plus que sa vie. »

Liliane Wouters ne nous disait-elle pas, voici quelques années, que la poésie est l’essence de tout. Atteinte dans l’intensité, la nudité. Elle ajoutait : « la communion. Je dirai même : la prière ».

De La marche forcée (1954) au Livre du soufi (2009), et aujourd’hui à Derniers feux sur terre, sa poésie nous apparaît comme un arc tendu vers la vérité. Or « rien n’est vrai. Sauf la descente à travers soi ». Une descente audacieuse, toujours plus profonde, dépouillée ; toujours plus libre aussi.

La poésie a toujours été la part essentielle de sa vie. Le noyau de son œuvre. Car on y touche  à l’indicible, au mystère, au sacré. Comment ne pas évoquer Rilke, qui fut et reste son plus grand choc : « le Rilke des Élégies, que rien n’a dépassé ».

Il est présent en exergue du chant d’adieu du vieux capitaine : « Ainsi la vie n’est que le rêve d’un rêve / Mais l’état de veille est ailleurs. »

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°184 (2014)