Liliane Wouters, Yves Namur. Tous deux sont poètes, tous deux éditeurs. La première dirige les collections de poésie « Feux » et « Le scribe » aux Éperonniers. Le second est responsable du Taillis Pré. Ensemble (mais ils en avaient commis d’autres séparément), ils viennent d’achever une anthologie, Un siècle de femmes, à paraitre à l’automne. Nous confieront-ils leurs critères de sélection ou nous prouveront-ils que, décidément, la Belgique demeure un pays où l’on répugne à formaliser les raisons du cœur ?
Le Carnet et les Instants : Éditer, c’est choisir. Comment faites-vous ?
Liliane Wouters : Comme chacun désire avoir un avis sur son travail (et c’est particulièrement vrai pour les débutants), on m’envoie beaucoup de manuscrits. Ceux que je retiens pour publication ne sont qu’une part minime de ce que je reçois.
Quels sont les critères qui vous guident ?
L.W. : Uniquement le choc poétique. Dans certains textes, je ressens la présence de la poésie, peu importe le genre, pourvu qu’il me parle. Cette découverte est toujours une joie, et d’autant plus grande que l’auteur est moins connu. Ce qui n’implique pas nécessairement une publication. Il m’arrive de dire : « Renvoyez-moi d’autres textes dans quelques mois ».
Vous avez donc une approche totalement subjective ?
L.W. : Oui. Quand j’écris pour dire mon avis, pour donner quelques conseils, c’est toujours en mon nom propre. Et ces conseils, je les donne avec une certaine humilité. Malgré cela, il arrive qu’ils soient mal reçus. Je me souviens d’un recueil qui m’avait emballée, mais qui ne me paraissait pas tout à fait abouti. J’ai écrit à l’auteur en lui disant que je le recevrais volontiers dans ma collection mais que je désirais le rencontrer d’abord, parce que son livre demandait quelques aménagements – minimes, du reste. Le garçon m’a répondu avec une collection d’injures…
Dans la collection « Feux », vous publiez surtout de jeunes auteurs.
L.W. : c’est vrai. Mais cette orientation ne s’est pas dessinée dès l’abord. Nous avons commencé par des gens qui avaient déjà une œuvre. Le premier débutant a été Karel Logist. Son premier livre, Le séismographe, a fait beaucoup de bruit et reçu plusieurs prix. Je suis réceptive à ce côté « jeunes ». Cette génération qui frise maintenant la quarantaine était très différente de la mienne – et de la génération qui s’intercale entre nous – mais elle éveillait des échos en moi.
En accueillant un livre, vous préoccupez-vous des réactions du public ?
L.W. : J’estime que, si ça m’a parlé, il y a des chances que ça parle à d’autres. Mais on est parfois surpris. Il y a des titres que je croyais difficiles et qui ont pourtant été très bien reçus. Il faut dire, par ailleurs, que, pour des raisons économiques, on publie beaucoup moins qu’on le voudrait : la collection existe depuis 1988 et nous n’avons publié en moyenne que deux ou trois titres par an, seulement. C’est pour cette raison qu’on privilégie d’abord les auteurs belges.
Avec « Le scribe », où parait un recueil de Gaston Compère, vous créez une nouvelle collection. Pourquoi ?
L.W. : Ce livre, que j’aime beaucoup, représentait un volume trop important pour la collection « Feux » – plutôt centrée sur les jeunes auteurs, par ailleurs : il devenait difficile de publier Compère dans ce cadre. D’où l’idée d’une nouvelle collection, pour des auteurs bien installés dans le fait littéraire. C’est Lysiane D’Haeyère, directrice des Éperonniers, qui a choisi ce titre.
En fondant le Taillis Pré, aviez-vous une stratégie éditoriale définie ?
Yves Namur : Notre projet se voulait, en quelque sorte, politique. Nous avions l’impression que dans le monde de l’édition belge, il n’y avait pas de maison qui puisse attirer les auteurs étrangers, des signatures de prestige. Nous avons voulu pallier cette carence, pour répondre aussi à une certaine souffrance des auteurs belges, qui ont du mal, à partir d’ici, à se faire connaitre dans le contexte international et qui dès lors s’engouffrent dans la moindre porte s’ouvrant pour eux à Paris. Du reste, les tout premiers auteurs publiés par le Taillis Pré étaient des Belges : Cécile et André Miguel, Fernand Verhesen, Philippe Jones, puis nous avons édité des étrangers largement reconnus, comme Juarroz. Nous nous préparons aujourd’hui à sortir deux titres de Cummings, dont l’œuvre a été peu traduite en français, et un livre d’Israël Eliraz. Cette année-ci aura été particulière. Alors que d’habitude nous publions près de 90 % d’étrangers, nous n’avons accueilli que des Belges, Keguenne, Mathy, Lambiotte, en attendant les œuvres complètes de Madeleine Biefnot et une anthologie d’André Miguel.
Les auteurs que vous publiez sont généralement déjà consacrés ailleurs. Ce qui n’empêche qu’il faille encore les choisir.
Y.N. : Il n’y a pas de critère particulier. On ne publie des livres que si on les aime, même s’ils représentent des mondes très différents. Puisque Liliane et moi avons deux casquettes, que nous sommes auteurs en même temps qu’éditeurs, on pourrait imaginer que nous publions des gens à notre image. Mais ce n’est pas le cas.
L.W. : C’est une affaire de tempérament. Il y a des gens qui publient dans une ligne bien suivie. Le Cormier, par exemple, est intimement lié à la personnalité de Fernand Verhesen.
Y.N. : Oui, d’autant que chez lui, le travail éditorial est associé à une œuvre de traducteur. Sa maison a été la première à publier Juarroz en français, dans la traduction que Verhesen a lui-même réalisée.
L.W. : Le Cormier a un visage bien précis, alors qu’en ce qui me concerne, ma collection, je crois, ne me ressemble pas.
Y.N. : On ne dira jamais assez l’importance du Cormier. C’est une maison qui n’a jamais publié d’auteurs à la mode, mais qui a effectué un travail en profondeur, grâce aux fidélités intellectuelles d’un homme, à ses interrogations personnelles sur la poésie. C’est une démarche exemplaire, qui n’a pas toujours eu l’écho qu’elle méritait, sur le plan de la diffusion notamment.
Vous êtes l’un et l’autre auteurs d’anthologies. Vous venez d’achever ensemble Un siècle de femmes, un ouvrage consacré à la poésie publiée par des femmes en Belgique au cours du siècle qui s’achève. Comment procédez-vous ?
L.W. : Nous lisons et relisons beaucoup. Chacun a amené des textes à l’autre. Nous avions nos admirations personnelles, nous avons fait des redécouvertes. Nous étions d’emblée d’accord sur beaucoup de choses. Nos discussions sur nos divergences étaient intéressantes.
Y.N. : Il y a des gens dont Liliane avait fait une prélecture et que, grâce à elle, j’ai considérés différemment. En relisant sans à priori des textes qui représentent un siècle de littérature, on opère forcément des réajustements : des auteurs qu’on met davantage en valeur, d’autres qui ne paraissent plus mériter l’importance qu’on leur accordait.
Mais vous n’aviez pas, au préalable, de critères de sélection précis ?
Y.N. : Il y a des textes minimalistes extraordinaires et de grands lyriques extraordinaires…
Vous êtes très attentifs à ce qui s’écrit aujourd’hui. Vous parait-il possible de dégager des tendances dans la production contemporaine ?
L.W. : Les jeunes sont plus ouverts que la génération précédente. Ils osent plus l’accent lyrique.
Y.N. : On perçoit une tendance vers un lyrisme du quotidien, défendue notamment par Gallimard. Mais je ne suis pas convaincu que les meilleurs livres, aujourd’hui, soient publiés par Gallimard.
L.W. : Beaucoup ont l’âme voyageuse. On trouve dans leurs textes de l’exotisme. On sent aussi chez eux des aspirations, une recherche de spiritualité.
Y.N. : De Norac, Delaive, Logist, qui pratiquent une forme de lyrisme du quotidien, on pourrait dire qu’ils sont des enfants de Marcel Thiry…
L.W. : Je n’irais pas jusque là !
Y.N. : … D’autres continuent leur travail dans la dérision, la désécriture… Ce qui est particulièrement frappant aujourd’hui, c’est l’importance des jeunes femmes, qui écrivent une poésie très forte. En tant que phénomène collectif, c’est nouveau.
L.W. : On ne peut pas limiter l’écriture à un type. Mais la poésie d’aujourd’hui accepte la narration, le lyrisme, des formes plus variées qu’avant. Il y a quinze ans, un jeune poète n’aurait plus osé versifier. Il faut dire aussi que le vers a évolué : on l’a tiré pour le rendre plus moderne. Le travail de William Cliff, par exemple, a favorisé cette évolution.
Parmi les auteurs nés après 1965, pourriez-vous chacun recommander trois titres ?
L.W. : Nés après 1965… Hubert Antoine, auteur parfois proche du minimalisme, mais avec un sens de l’image qu’on ne trouvait pas chez les minimalistes. Il a publié Le berger des nuages à L’arbre à paroles. Je citerai aussi L’imparfait, de Laurence Vielle (éd. L’ambedui), et le prochain livre qu’accueillera la collection « Ferux », Le nom dépossédé d’Yves Colley.
Y.N. : Pour ma part, je dirai : Légendaires, de Serge Delaive (Les éperonniers), Le temps interdit, de Tristan Sautier (Le cormier) et Un serpent de fumée, de Gwennaëlle Stubbe (Le pierre d’alun).
Carmelo Virone
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°108 (1999)