Où l’on regarde quelques images du monde flottant d’aujourd’hui

Régis DEFURNAUX, Maiko no hikari, Le bec en l’air, 2016, 35 €   ISBN : 978-2367440996

defurnaux

Ukiyo-e, ce mot vous dit-il encore quelque chose ? Ou bien est-il déjà tombé dans l’oubli, balayé par – au choix – la nouvelle vague, nouvelle sensation, nouvelle expo « à voir absolument », qui occupe largement le champ de bataille médiatique ? Mais oui ! C’est bien cela : Ukiyo-e, outre les images du « monde flottant » dans lequel nous vivons, est le nom d’une splendide exposition d’estampes japonaises visible jusqu’en mars aux Musées du Cinquantenaire, à Bruxelles.

Le livre de photographies et les textes de Régis Defurnaux offre une magnifique occasion, à tous ceux, toutes celles, enchantés par le charme coloré de ces « images du monde flottant » de se replonger, encore un peu, dans l’univers des maisons de thé, des geishas et de leurs apprenties. Histoire de prolonger un peu notre rêverie, notre nostalgie, un peu surannée, pour ces femmes en « carton-pâte » ? Histoire de nous évader un peu de notre quotidien et de notre époque moroses ?

Pas du tout.

Ce serait bien mal connaître le travail de photographe de Régis Defurnaux. Son souci de rendre compte des rencontres humaines, des personnes « de chair et d’os » qu’il croise ici ou là, plutôt que de chasser « la belle image » ou « l’image inédite ». Parce qu’en cinq ans de visite au Japon, à force de côtoyer la même maison de thé de Kyoto, à force de se lier d’amitié avec « la maman » – la responsable – de cette maison, à force de gagner la confiance des geishas et des maikos – les apprenties –, il est fort à parier que Defurnaux en aura eu des occasions de tirer des clichés totalement inouïs. De ces petites scènes intimes jamais vues, ni sur estampes, ni sur pellicules. De ces petites scènes qui n’auraient fait, dans le fond, que relancer notre machine à fantasmes.

Mais rien de tout cela ici. Rien de rien.

Bien sûr, il y a ces splendides kimonos, splendides intérieurs, splendides instants figés sur une pose gracieuse mais Defurnaux s’arrange toujours pour que rentre aussi autre chose dans le cadre. Un canard en plastique. Un regard fatigué au fond de la salle. Un décalage complet entre un décor urbain et la silhouette d’une maiko venue à pied – ou en taxi – du fond des âges comme on dit. C’est que, plus encore que des geishas et de leur monde, Defurnaux est avant tout un amoureux du Japon. Un vrai. Ultra-sensible à ce qui s’y joue, aujourd’hui, sous nos yeux. Aux diverses strates, diverses couches, qui se côtoient, sans conflit apparent, aussi bien dans la rue que, finalement, dans l’esprit de ses habitants.

Une geisha, une maiko, c’est quelqu’un qui pratique et garde vivants les arts du passé : danses et musiques « à l’ancienne », maintien, accent et parler d’un autre temps mais c’est aussi une nana d’aujourd’hui, consultant ses mails sur son smartphone, adorant les peluches jaune vif si « kawai », portant des baskets sous son kimono, etc. De même, pour les clients – et les clientes, de plus en plus nombreuses –, hommes et femmes à la fine pointe des affaires d’aujourd’hui, côtoyer une maison de thé, ce n’est ni pour faire joli, ni pour se payer du luxe à l’ancienne, mais c’est pour garder le contact, en somme, faire en sorte que ce petit monde d’apparence si fragile, cette petite couche de passé, continue à exister. Avec son modèle économique qui lui est propre : quelles connaissances, quel savoir-faire, ne faut-il pas en effet à tous ces artisans, fabricants de kimonos, d’instruments de musique, de papiers fins, pour « maintenir la qualité » ? Tout cela a un coût. Très élevé, sans doute. Mais nos hommes et femmes d’affaire japonais sont prêts à le payer malgré leur tendance « naturelle » qui, j’imagine, à cours chez eux comme chez nous, ce penchant à vouloir consommer de tout et surtout bon marché.

Les textes de Defurnaux ont cette qualité : ils ne décrivent pas les images mais font parfaitement sentir l’arrière-fond, l’état d’esprit, disons, sur lequel elles ont pris appui pour exister, être là, devant nous, dans un livre, ou dans une exposition. Les textes de Defurnaux ne décrivent pas non plus par le menu l’aventure du photographe : ils nous en disent juste assez pour comprendre à quel point cette aventure a d’abord été humaine comme on dit. Combien tout cela s’est construit patiemment, sur cinq ans rappelons-le encore, dans le respect et l’apprivoisement mutuels. Pas simple, en effet, j’imagine, pour ce monde de femmes d’accepter auprès d’elles la présence d’un homme, qui plus est venant de par ici, sans tomber aussi dans le fantasme et les « clichés ».

Au total donc, voici un bien bel ouvrage. On peut le compulser sans modération. Que l’on soit « amoureux » du Japon, que l’on soit « tombé sous le charme » des estampes japonaises, que l’on soit aussi préoccupé par cette grande question : comment faire en sorte que les diverses strates composant notre monde culturel et mental ne s’excluent pas l’une l’autre ?, comment faire en sorte que ces strates se côtoient joyeusement dans un même individu ?, comment faire en sorte que nous n’ayons pas à choisir entre les couches anciennes et les strates ultra-contemporaines ?

Modestement, sans crier gare, les photos « toute simples » de Defurnaux contribuent à alimenter le débat.

Vincent Tholomé