Tendre et tendue, la mémoire …

Nicolas GRÉGOIRE, S’effondrer sans, illustrations Daphné Bitchatch, Aencrages & Co, 2017, 21€, ISBN : 978-2354390839

gregoire-seffondrer-sansÀ quoi sert d’écrire encore et encore, de noter ces tranches de mémoires, ces tendres tensions que le souvenir nous pousse à consigner dans un carnet ? À quoi rime la volonté du dire toujours quand on vit et travaille dans un pays ravagé par le génocide ? Telles sont en somme les questions difficiles et implacables que pose Nicolas Grégoire au fil de ses recueils et auxquelles, malgré sa connaissance du Rwanda, il se garde bien de répondre. Car le poète ne cherche pas à élucider l’inexprimable justement parce qu’il est indicible. Plutôt, il tente la douloureuse entreprise d’interroger les souvenirs en déliant les réseaux inextricables d’une mémoire déchirée, fragmentée. Une mémoire en lambeaux comme l’écrirait Charles Juliet et dont on sait d’avance qu’on ne pourra la rapiécer. Une mémoire fissurée à laquelle font écho des corps martyrisés, perdus, repliés sur leur détresse, pliés dans les cages d’escaliers que le poète souhaiterait explorer sachant très bien l’impudeur qu’il y aurait à en gravir les marches.

A l’instar d’une respiration saccadée, la langue de Nicolas Grégoire souffle sur la page ces espaces entre les mots qui sont autant de silences face aux morts et aux voix qui se sont tues.

Et celles-ci sont nombreuses pour qui cherche à les entendre. Celle du père aussi bien présente, plus intime, qui résonne parmi toutes les autres comme la réminiscence d’un échec de plus. Essayer de réunir un corps émietté et une voix brisée dans un même sursaut de notation, voilà peut-être la combinatoire Grégoire.

ce soir, je bois
porte pleinement le visage de mon père
sa perte
je pourrais voir aussi
l’œil déchiré
corps replié dans ma haine
pour la projeter
me projeter me dire
ce n’est pas respirable

La force de l’écriture tient ici dans le dépli, le déploiement des circonvolutions d’un souvenir abîmé pour mieux le reconstituer, même partiellement, et donc se comprendre. L’usage volontairement redondant du pronominal renforce l’introspection et cette volonté de capter sa propre voix qui ricoche au milieu des milliers d’autres qui hurlent. L’image du soufflet qu’on actionne pour attiser le feu dans l’âtre s’impose donc d’emblée au lecteur. Et les escarbilles comme des centaines de morceaux mémoriels.

on déplie de quoi
laisser un peu d’air
encore où se jeter
revoir son poteau de tête
s’encaisser dans soi

 L’extrême cohérence de la langue de Nicolas Grégoire qui se dessine au fil des cinq ouvrages publiés à ce jour permet de déceler les enjeux d’une poésie marquée par la déchirure en lien avec Henry Bauchau auquel l’auteur fait référence ici en posant la question ultime de savoir s’il est possible de vivre dans cette déchirure.

C’est justement parce qu’il interroge sans cesse l’utilité des mots, leur poids et leur force oscillant entre tendresse et tension que le poète tient bon. Et Nicolas Grégoire garde le cap même s’il risque à chaque instant d’abandonner le navire.

Limite. Limite des mots et d’être, de n’être là qu’à tenir vague sans certitude du bien-fondé de la chose. Juste ne pas trop grouiller avec. Voire ne plus.

                                                                                                                   Rony Demaeseneer