Une débâcle à quatre mains

Pierre DANCOT, Les revers de la nuit suivi de Une ombre à la pointe de mon crâne, dessins de Florence Mathieu, postface de Vincent Filteau, Éléments de langage, 2016. Non-pag. [39 p.], 12 €, ISBN 978-2-930710-11-2

dancotAvec une quarantaine de pages au format 14 x 14 cm, ce petit livre de Pierre Dancot fait au premier abord modeste figure. L’on y aperçoit vite, pourtant, une grande complexité interne. La première partie, Les revers de la nuit – noter la polysémie de « revers » – est écrite en vers libres ; elle est illustrée par Florence Mathieu de dessins sobres et impérieux, proches de l’esquisse. La seconde, Une ombre à la pointe de mon crâne, relève plutôt de la prose narrative, apportant à la première une sorte de complément, peut-être même d’élucidation. Vient ensuite une postface sensible du journaliste-poète québécois Vincent Filteau : Le cœur-décombre de la nuit. Plus discret, un quatrième auteur se joint aux précédents : Gaspard Dancot, 13 ans, a écrit quelques lignes étonnantes qui évoquent la fin de l’enfance, formant l’épigraphe du recueil.

Comment, aujourd’hui, écrire une poésie amoureuse sans retomber dans les poncifs du lyrisme ou de l’érotisme ?  Comme d’autres poètes contemporains, mais dans une tonalité toute personnelle, Dancot répond à ce défi par un motif qui sous-tend son recueil tout entier : le désarroi face à ce-qui-échappe. Il y a les mots qui manquent à leur tâche : « dans le silence d’une habitude », « on ne m’a pas dit comment essuyer tes larmes ». Il y a le souvenir de l’enfance « attardée au coin de la vie », ses « ombres tuméfiées » et ses « tristesses ». Il y a, surtout, cette relation amoureuse qui contient en germe sa propre extinction, avec l’image de la femme aimée que marquent d’insistantes fêlures : « ta nuque froide », « ta bouche malade », « tes seins lourds de non-sens ». Ainsi le long monologue allocutif des Revers, qui n’est pas dépourvu de tendresse et même de moments heureux, multiplie-t-il les images dysphoriques, qui vont de la meurtrissure aux sentiments de la mort, de la solitude. Cette ambivalence se déploie au long d’une durée non précisée, mais scandée par l’aube et le matin, « le tendre du jour », le jour tombé, l’après-minuit : rendu perceptible par ces rythmes, le temps relève lui aussi de ce qui échappe et mène à la fin de l’amour.

Une ombre à la pointe de mon crâne nous entraine à première vue dans une tout autre direction. Le « je » est ici un personnage solitaire et tourmenté qui perd soudain la maitrise de son esprit. En celui-ci défilent cahin-caha sensations exogènes et perceptions intérieures, mots et réminiscences : « je saisis assez rapidement que les choses dites simples me seront férocement compliquées. »  Cette crise douloureuse lui impose le sentiment étrange de quitter sa propre tête, comme si elle vivait de sa vie autonome et que le moi n’avait d’autre ressource que tenter de la réintégrer. L’auteur, notons-le, n’emploie que le mot « crâne », nom de cette boite osseuse qu’il assimile à une grotte. Y passent quelques ombres, celle d’un garçon de neuf ans à peine, celle d’un « ancêtre recroquevillé », « un enchevêtrement de cadavres et de fantômes », êtres énigmatiques dont on ne saura rien de plus. Après une brève acmé vient le retour au calme, mais un retour fragile, manifestement réversible. Certes, la parole de l’autre peut être bénéfique : « parfois des lèvres me sauvent ». Mais l’on sait la lucidité fulgurante des fous, laquelle surgit sans crier gare : « je sais que des forces inconnues me forgent. »  Avec sa pénombre inquiétante et ses multiples cavités, la grotte-crâne est-elle en fin de compte un refuge, un lieu à explorer, une geôle, une cachette, tout cela à la fois ?

Si elle ne saute pas aux yeux, la nature du lien entre les deux parties du recueil s’éclaire à une lecture attentive… et redoublée, pour le moins. Comme Les revers de la nuit, Une ombre […] creuse la lancinante question de ce qui, irrémédiablement, échappe au sujet. Mais dans le premier texte, davantage prévisible, cette question est posée dans le cadre d’une relation de couple et vise une certaine extériorité : le rapport aux faits vécus, aux paroles dites, aux jours qui s’écoulent, à l’image de la femme aimée. Dans le second, au contraire, témoignage quasi psychiatrique, le héros est seul face à lui-même et à ses démons, face à l’insoluble incertitude quant au « lieu » – au non-lieu, plutôt – de son identité subjective. Tout bien réfléchi, sans doute ne s’agit-il pas du même personnage, mais plutôt de deux versions distinctes d’une même hantise existentielle, celle de l’irrépressible dépossession. Rappelons que les dessins de Florence Mathieu n’accompagnent que Les revers, comme si le propos d’Une ombre était totalement voué à l’irreprésentable. Disons-le : un tel dispositif textuel nous parait insolite, sinon même exceptionnel – comme les phrases du jeune Gaspard en tête du livre.

Daniel Laroche