Où l’on se prend à lire en moutons noirs plutôt qu’en moutons blancs

Véronique BERGEN, Jamais, Tinbad, 2017, 118 p., 16 €, ISBN : 979-10-96415-07-6

bergen jamais.jpgBon. Disons ceci : Jamais nous donne à lire une écriture « de milieu ». Pas une écriture « dramatique », donc. Pas attendre, dès lors, de Jamais qu’il nous livre une « belle histoire », savamment construite pour nous emmener, nous, lecteurs, jusqu’à la dernière scène, l’ultime sursaut intense que nous dévorerons avant de clore le livre.

Jamais, c’est plutôt une plongée dans un milieu aqueux ou dans une forêt vierge. Une plongée dans un bain linguistique où tout pourrait virer chaos, sembler chaos, tant le récit de Véronique Bergen, sa façon de « réciter », n’a que faire d’une fiction « clé sur porte » avec un beau début, un beau corps et une belle fin.

Bien sûr, Véronique Bergen n’est pas sotte. Nous donne des bribes de récit. Des points de repère. Il y a des persos, par exemple. Il y a Sarah surtout. Une vieille dame shootée au Témesta. Une vieille édentée, façon Artaud. Qui radote. N’arrête pas de revenir sur sa vie. Crachant, muettement, sur sa fille, les médecins, les mademoiselles qui la soignent. Car Sarah est dans une institution. Hôpital psy ? Maison de repos ? Ailleurs encore ? Pas important de le savoir. Pas le but de Véronique Bergen de nous livrer un récit où tout s’enchaîne en raison du sacro-saint lien des causes et des effets.

Il y a donc Sarah. Chez qui tout fout le camp. Ses dents, son corps qui la quitte par petits bouts, aujourd’hui le pied droit, demain le pied gauche. Sa langue aussi. Ses facultés langagières. Singulièrement sa langue française, langue d’emprunt qui, jadis, avait évincé l’autre, la flamande, la patoisante, celle qui traîne aux semelles de ses bottines des quintaux de boue et de bouse. De sorte que Sarah baragouine. Use, à l’oral du moins, d’une langue littéralement à trous. Incapable qu’elle est, à l’oral, d’aligner deux mots qui font sens, tant Sarah est en miettes. Linguistiquement en miettes. Physiquement en miettes. C’est qu’Alzheimer – ou Parkinson ou tout autre maladie du même ordre – fait bien son œuvre, laminant Sarah corps et langue.

Laminant, en tout cas, la langue de Sarah à l’oral. J’insiste. Parce que, pour ce qui est de turbiner dans la tête, Sarah se débrouille encore plutôt bien. Même si, pour elle, à toutes les heures, à toutes les minutes, il est 18 h, la pire heure de la journée. Et c’est cela que nous donne à lire Véronique Bergen : la pire heure de la journée, c’est-à-dire n’importe quelle heure de la journée d’une vieille Sarah édentée. Non pas tant ce qui arrive « réellement » à Sarah durant cette heure, les visites, les soins, etc. – Bergen n’a que faire du « réalisme » –, mais tout ce qui lui passe par la tête. Ses rancœurs. Ses bordées de boulets rouges. Et tout cela, tout ce qui lui passe en tête, coule de source, sans trous, dans des phrases incendiaires, aiguisées avec soin.

C’est que chaque phrase (ou quasi) de Véronique Bergen est faite pour bourdonner. Créer des courts circuits. On peut en faire facilement l’expérience. Ouvrez n’importe où (ou quasi) le livre. Lisez. Cela donne ceci : J’ai une tête de jacinthe musquée broyée purée pour chien ? J’aimerais apprendre à mains à étouffer l’incendie de mes pensées (…) ou cela : Ma fille aime agencer des raisonnements précis. Moi, je cascade dans le vaporeux, experte en coqs à l’âne.

Dans une langue vaporeuse, « de milieu », tout s’enchaîne, glisse d’une bribe de récit à une autre, d’une idée, sensation, dérive à une autre. Crée de belles volutes. Dans une langue vaporeuse, il n’y a pas de repos. Tout est mouvement. Nous frappe, nous, lecteurs, au cœur et au corps. Et tout finit par faire musique. Petit ou grand bruit qui bourdonne à nos oreilles de lecteurs pépères. Petit ou grand bruit qui nous invite à entrer dans une ronde où, pour une fois, nous serions moutons noirs et pas blancs.

Et peu importe si ce que raconte Sarah est « vrai » ou ne résulte « que » de l’activité de son cerveau décidément bien atteint.

Vincent Tholomé