Mai 68, du peket aux piquets : démocratiser la démocratie

Thierry GRISAR, Mai 68 amon nos-ôtes, Cerisier, 2019, 117 p., 11,50 €, ISBN : 978-2-87267-214-1

Président de l’Union générale des étudiants (UG) de l’université de Liège, de mars 1968 à mars 1969, soit en pleine tourmente Mai 68, Thierry Grisar ne nous livre pas un roman ou un journal intime, un essai ou une synthèse exhaustive mais un récit/témoignage. Il conjugue chronologie des faits, discours clés, humour mordant, écriture fluide, documents historiques (caricatures). Et esquisse le portrait d’une jeunesse privée d’une liberté fondamentale : devenir adulte.

Mai 68 a levé le voile sur un paradoxe rongeant l’université : la capacité de celle-ci à penser le monde extérieur masquait son incapacité à se penser elle-même. Son ouverture déguisait une fermeture, ses connaissances cachaient une profonde ignorance. Ses responsables allaient néanmoins recevoir une leçon magistrale de leurs ouailles. Au premier rang des revendications estudiantines figuraient les libertés d’information, d’expression et de réunion. En corollaire, l’accessibilité de l’université aux enfants d’ouvriers, la communication des décisions prises au sein des différents échelons de pouvoir, la possibilité de diffuser/partager celles-ci ou d’y réagir par le biais de supports écrits (journaux, revues) et visuels (affiches), la création d’espaces de rencontre, partage, échange. Un enjeu central : démocratiser la démocratie. 

L’auteur rend hommage aux acteurs clefs du mouvement contestataire, dédiant son livre à Ludo Wirix, ami et militant issu de la gauche libertaire. Guy Quaden, ancien président de l’UG, se révèle pour sa part un orateur brillant et une tête pensante indispensable.

Le mouvement naissant est divisé quant à la nature ou à la manière de mettre en œuvre le changement : les syndicalistes se concentrent sur les « affaires étudiantes » (matériel de cours, services, etc.) ; les participationnistes veulent une réforme limitée au territoire universitaire et bannissent toute violence ; une gauche radicale, marxiste/universaliste/révolutionnaire, voit converger luttes ouvrières/étudiantes et considère l’enceinte universitaire à la lumière des structures d’aliénation sociale, économique et politique fondées sur l’exploitation humaine.  

Sur le banc des accusés, Marcel Dubuisson, le recteur autocrate, incarne exclusivement, du début à la fin, l’injustice et l’intolérance, un système dépassé (inchangé depuis la fondation de l’université en 1817) qui perpétue népotisme, hyper-élitisme et absence de contre-pouvoir :

Osons proclamer toutes les exigences au départ d’un enseignement vraiment universitaire et n’y admettons que ceux qui ont de bonnes probabilités de réussir. 

L’auteur ne cède pas face aux sirènes de l’idéalisation/héroïsation : son engagement a été rendu possible grâce aux autres ; il souligne la minorité démocratique des contestataires au début des événements, le côté retardataire du mouvement à Liège par rapport à d’autres villes belges (Bruxelles, Gand, Louvain).

Au cœur de la contestation, une conception progressiste émerge : être étudiant ne se réduit plus à étudier, mais implique d’être un acteur politique. Le « jeune travailleur intellectuel » s’avère un maillon de la chaîne démocratique indissociable du citoyen :

Désormais l’UG serait un mouvement politique, au sens noble du terme, nous mettrions en avant la nécessaire démocratisation de l’université en son accès et en son rôle comme en son organisation interne, signifiant en cela, entre autres, la disparition des privilèges professoraux considérés comme féodaux et le nécessaire partage de l’information et du pouvoir au sein de l’université. 

Bémol : le manque de contextualisation. Quelle était la nature concrète des injustices et des violences imposées par la machinerie universitaire sur le peuple étudiant dans la vie quotidienne ? En quoi le « système actuel de cogestion », objet d’une critique quasi-gratuite, trahit-il les idéaux soixante-huitards ? À force de vouloir éviter d’être trop complet et académique, le livre en devient parfois incomplet.

À moins que… Cet inachèvement ne reflète-t-il pas l’essence de Mai 68, mouvante et insaisissable ? Et son actualité ? C’est que le pan d’histoire ressuscité charrie des questions passionnantes, qui se posent avec une acuité vibrante aujourd’hui comme hier. Quelle est la finalité de l’enseignement ? Quel est le rôle de l’intellectuel ? Comment rendre plus démocratique une démocratie ?

Julien-Paul Remy et Philippe Remy-Wilkin