Une circulation généralisée

André-Marcel ADAMEK, La Fête interdite. Roman, postface de Stéphanie Biquet. Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2019, 280 p., 8,5 €, ISBN : 978-2-87568-415-8

Adamek La fête interdite espace nordLe talent fabulateur du regretté A.M. Adamek scintille dans La fête interdite, récit fictif dont le style louvoie entre chroniques du règne de Louis XIV et inventivité des conteurs populaires, menus défauts inclus. Si l’époque et la contrée restent dans le vague, de nombreux détails – armes, métiers, fonctions officielles, etc. – permettent de situer l’action au XVIIe siècle dans une région qui va environ de la Champagne à la Flandre. Rurale pour l’essentiel, elle est ponctuée de villages dont ce Marselane que peuplent cultivateurs, meuniers, éleveurs, charpentiers, auxquels s’ajoutent quelques marchands et bourgeois. Étroitement rythmée par le cycle quaternaire des saisons, la vie de la collectivité est régulée par un pouvoir civil que « surveille » le clergé local. Une exception insigne à cet ordre immuable : la fête annuelle de la Saint-Luc, mi-octobre. Trois jours et trois nuits, des saltimbanques occupent la place du village et présentent leurs numéros de dressage, de jonglerie et d’acrobatie à une foule médusée, pour laquelle c’est l’occasion de faire bombance.

Or, voici qu’à la suite d’une tragique méprise, les forains refusent de se produire à Marselane, ce qui provoque une émeute. Dépêché, le forgeron leur déclarera que le village est condamné « à la famine et à la désolation », ajoutant : « nous ne pouvons vivre sans l’espérance de votre annuel retour. Chacun de nous puise en vos tours, costumes et lumières la part d’émerveillable sans quoi son esprit resterait cloué à la terre ». On est donc au-delà du simple divertissement. Voyageurs perpétuels, les saltimbanques incarnent le nomadisme, forme incoercible de liberté face au paysan arrimé à sa terre. Leurs origines, noms et surnoms exotiques évoquent un grand lointain qui fait rêver. Le spectacle qu’ils montrent est exclusivement païen, loin de l’autoritarisme clérical et de toute dimension sacrée. Enfin, étroite est leur familiarité avec la faune sauvage : montreur d’ours, femme-léopard, tigre Ulysse, femme-serpent, dresseur de rats, femme-guenon, etc.  Bref, la troupe des forains est marquée du signe fort de l’étrangeté, une étrangeté non pas rebutante mais au contraire fascinante, parce qu’en elle se condense cette ouverture à l’Autre, à l’inconnu, à l’inhabituel, qui manque de façon lancinante à l’ordinaire villageois.

Commence alors la périlleuse quête de deux ambassadeurs, le vieil Alban et le forgeron Lauric, chargés de retrouver la caravane des saltimbanques, d’obtenir leur revenue à Marselane et de leur offrir un pactole. Ce dernier point n’est pas un détail. Outre la distribution du pouvoir, les aléas de la libido et la violence physique, la circulation de l’argent occupe dans le livre une place éminente. Il est en effet question de divers impôts, de la quête lors du spectacle, du messager royal qui paie en monnaie de singe, du rebouteux renonçant à ses honoraires, du viatique emporté par Alban, de la provision laissée aux apprentis forgerons, d’une bourse dérobée par un « rat d’auberge« , du pont à péage, du Pipistreau rétribué par Alida, du brigand qui gratifie ses sauveteurs, des pièces subtilisées par la fille d’étuves, d’une sacoche jetée dans la rivière, etc.  Tous ces transferts manifestent une dialectique éminente, celle qui unit en les opposant régulation et transgression, bases de l’échange social. L’argent devient une sorte de fluide où se fixent l’envie, le vouloir-survivre, la jalousie, le pouvoir, la rivalité, l’altruisme, la prédation ; s’il n’est pas la cause de tout, aucune action humaine ne lui est totalement étrangère.

Les vicissitudes de la libido jouent elles aussi un rôle moteur : amour platonique d’Alban, pouvoir séducteur de Farah – y compris sur le tigre ! –, concupiscence du diacre envers sa soubrette, Pipistreau né d’un inceste, « chambrières » de l’aubergiste, Annibal et son mignon, autres couples qui se forment…  L’amour est enfant de bohème, parait-il : tel un vagabond, il va et vient où bon lui semble sans attendre la réciprocité. Si toute violence n’est pas absente de ces péripéties, elle reste discrète : la seule tentative explicite de viol se solde par la débâcle de l’agresseur. Ainsi faut-il voir dans La fête interdite un grand roman de la « circulation », qu’il s’agisse des personnes (les forains, les ambassadeurs), de l’argent, de la libido, à quoi s’ajoute l’insistance sur le vin et la nourriture, côté gourmands ou côté crève-la-faim. Bref, l’obscur objet qui circule dans le récit n’est autre que le Désirable, grand flux décliné en quelques variantes auxquelles conviendrait l’appellation d' »universaux romanesques ». Et, on le sait, le désir est le ressort fondamental du « suspense »…

Daniel Laroche