Henri VAN LIER, Anthropogénie, Impressions nouvelles, 2019, 1040 p., 38 €, ISBN : 978-2-87449-685-1
Auteur d’ouvrages majeurs, Philosophie de la photographie, Histoire photographique de la photographie, Le Nouvel Âge, Henri Van Lier (1921-2009) livre avec Anthropogénie son opus magnum. Fruit de vingt années de recherches, ce livre-somme d’une ambition intellectuelle inégalée questionne au fil d’une démarche savante et holistique le devenir de l’homme de la préhistoire à nos jours. S’appuyant sur la paléoanthropologie, la biologie, la sémiotique, la linguistique, la cosmologie, il définit l’anthropogénie comme la « constitution continue d’Homo comme état-moment d’Univers ». Comme l’écrit Jan Baetens dans l’avertissement liminal, étranger à l’ère des savoirs spécialisés, Henri Van Lier brasse en un « roman d’idées » sciences humaines et sciences exactes afin d’étudier l’avènement de l’Homo, son évolution, sa construction de systèmes symboliques (œuvres d’art, langues, philosophies, sciences…), les transformations qu’il impose à l’univers.
Être traversé par la culture et la nature, par la biologie et par le social, l’Homo (sapiens, erectus, habilis…) est moins marqué par l’évolution et la sélection que par les variations adaptatives, fonctionnelles. Les processus qui ont permis l’hominisation (invention de l’outil, bipédie, langage articulé…) impliquent une compatibilité entre milieu intérieur et milieu extérieur, un milieu extérieur dans lequel s’intègrent les autres formes du vivant. L’entreprise totalisante de ce penseur souverainement libre, fondant en une somme spéculative l’ensemble des savoirs, s’inscrit sous l’horizon d’un système rendant compte de la genèse du spécimen hominien depuis le paléolithique. Comment, à partir de la constitution du corps se sont développées les dimensions techniques et sémiotiques qui ne sont pas extérieures à l’Homo mais le caractérisent intrinsèquement ? À la théorie d’un gradualisme évolutionniste, à la thèse évolutionniste continuiste de Darwin (son célèbre « la nature ne fait pas de saut »), des chercheurs comme Stephen Jay Gould ont opposé un modèle discontinu, agité de bifurcations brusques. Ayant eu durant toute sa carrière des échanges intellectuels avec Gould, Henri Van Lier s’inscrit dans la thèse gouldienne des « équilibres ponctués » (composée de longues périodes stagnantes, d’équilibre, l’évolution serait ponctuée par des périodes brèves de changements, de transitions).
Articulant sur près de mille pages les fondamentaux de l’aventure anthropogénique, l’essai part des phénomènes en amont (avènement de l’Homo au paléolithique) pour analyser les mondes de représentations qu’il a créés (images, musiques, langues, écritures…). Des pages éblouissantes sont ainsi consacrées à la théorie vanlierienne des « trois mondes », de l’apparition des images dans les grottes de Lascaux à « l’anthropos grec », aux civilisations indienne, chinoise, aux mondes chrétien, musulman, enfin à l’avènement de la modernité. Voyage dans le temps et dans l’espace, Anthropogénie bâtit le récit systémique et poétique de l’évolution humaine au sein d’un univers dont il compose un « état-moment », une des notes de la symphonie cosmique. La quête de sens dont témoigne l’Homo au fil des millénaires, à travers les continents, est ainsi rendue à sa réflexivité par l’entreprise herculéenne d’Henri Van Lier. Être de signes, l’homme féconde la matière par l’esprit, le plan biologique par la culture. Motricité, sexualité, imaginaire, productions de l’esprit, institution… il n’est pas un domaine des champs constitutifs de l’odyssée hominienne qu’Henri Van Lier n’interroge en savant, en penseur et en écrivain.
Véronique Bergen