Deux mille signes par jour avec Lily

Un coup de cœur du Carnet

Aliénor DEBROCQ, Cent jours sans Lily, ONLiT, 2020, 181 p., 17 €, ISBN : 9782875601216

Cent jours sans Lily : dès le titre, Aliénor Debrocq annonce la couleur. Elle ne cessera de le faire au cours de son nouveau roman, hors normes, qui séduira les lecteurs et lectrices, dont je suis, qu’interpellent les démarches littéraires aux constructions narratives inédites. Journaliste et professeure de littérature contemporaine, l’autrice y établit un pacte d’écriture – et donc de lecture – avec son lectorat.

Les fameux cent jours du titre se déclinent de facto en cent chapitres numérotés. Des chapitres courts d’environ deux pages car la narratrice, qui est aussi autrice, s’est fixé un défi qui intègre son pacte narratif : rédiger deux mille signes, espaces compris, par jour. Elle signe le contrat dès la première page : « C’est le jour 1, celui du départ, et la première des cent journées au cours desquelles j’ai prévu d’écrire ce roman qui n’en sera peut-être pas un », « un roman qui ne raconte rien d’autre que le passage des jours sous la forme de cent chapitres de deux mille signes ». Cette convention revient comme un leitmotiv, mais Aliénor Debrocq est la première à la relativiser : « Sérieusement, on s’en fout de cette histoire de signes, non ? (…) Deux mille signes, ce n’est rien d’autre que le souffle choisi au cours des cent jours de cet automne-là », voire à s’en moquer : « Deux mille signes par jour ? C’est complètement con, comme idée (…) Je les entends déjà, les objections de ceux qui font le gratin littéraire. » Derrière cette contrainte plus mathématique et journalistique que littéraire, qui pourrait paraître hermétique ou gratuite, se trame peu à peu un autre enjeu, d’une rare profondeur : celui du rapport au temps que ces deux mille signes vont ‘structurer’ tout au long du récit. Celui-ci en acquiert un rythme particulier qui rejaillit sur celui de la lecture, créant des pauses, des ellipses, des changements de registres et points de vue, des sauts dans le temps et l’espace, ce qui n’empêche pas de lire le roman d’une traite bien sûr !

Après ces préliminaires, il est temps d’entrer dans le vif de l’histoire. Car Cent jours sans Lily est d’abord et avant tout une histoire rondement menée, originale, touchante, qui nous fait voyager et parle au cœur du lecteur. À l’entame, la narratrice, Linda Malvet, journaliste qui se rêve romancière (sic !), mère célibataire, s’envole pour Saint-Pétersbourg où elle va couvrir une exposition de l’artiste belge mondialement connu, Jan Fabre. Une référence qui servira, parmi d’autres, de fil rouge au récit, puisqu’il revient à plusieurs reprises comme autant de balises, la plus surprenante étant la dernière. Très vite, nous découvrons la relation d’amitié intense que Linda a noué lors d’une année académique dans le New Hampshire, « la terre des écrivains », avec Lily Brooks. L’une et l’autre, nées le même jour, ambitionnent une carrière littéraire mais là où l’une essuie refus d’éditeurs sur refus, l’autre accède très tôt au succès, au point de pouvoir vivre de sa plume. Le croisement de ces deux destinées nous immerge dans le vécu contrasté des artistes écrivains. Ce qui nous offre déjà une première lecture du roman.

Une autre tient de l’enquête policière. Dix ans après cette amitié profonde, et alors que la narratrice est retournée en Europe, celle-ci apprend la disparition mystérieuse de Lily. Un 21 novembre, jour des Morts (sinistre présage ?), Linda est contactée via Skype par le jeune inspecteur chargé de l’enquête. Il lui apprend la relation nouée par Lily avec un photoreporter français, Elias, détenu durant un an en Syrie. Fascinée par l’érotisme que dégage le corps blessé des vaincus et animée par l’empathie que peut susciter une victime, Lily Brooks lui consacre un reportage dans le New-York Times. Pour la suite, Aliénor Debrocq déroule une double enquête, celle du policier et celle menée officieusement par la narratrice. Leurs recherches vont nous révéler différents aspects de la personnalité de Lily : ses secrets, ses renoncements, ses combats. Elles vont également nous tenir en haleine jusqu’à la fin du roman, inattendue à bien des égards.

Autre atout de ce livre : l’art des digressions qu’Aliénor Debrocq pratique avec fluidité et naturel à la manière du regretté François Weyergans. Sans porter préjudice au fil narratif, elles invitent lecteurs et lectrices à des découvertes surprenantes : la timidité et les angoisses de la narratrice ainsi que sa relation avec son thérapeute, l’aura des Romanov, les bouleversements de la maternité, l’Oulipo (car la narratrice donne aussi des cours de littérature…), la tyrannie de l’hyperconnectivité, les feuilles mortes et Halloween, la vie dramatique du collectionneur d’art Sergueï Chtchoukine, la danseuse Olga Khokhlova, les ambiances de Noël à New-York et en Europe, le recensement des bagnards de l’île Sakhaline par Tchekhov, des citations de… Jan Fabre, Georges Perec, Fred Vargas, Michel Tremblay, Amin Maalouf, Nietzsche… S’y ajoutent des allusions à des faits d’actualité – le décès de Léonard Cohen (7/11/2016), l’assassinat de l’ambassadeur russe de Turquie (19/12/2016), la crise d’Alep, etc. – qui permettent de situer précisément ce récit à notre époque. Une donnée loin d’être anodine dans un roman qui se réfléchit dans son rapport au temps face à la linéarité de nos existences.

Ce rapport au temps constitue l’un des défis que s’est lancés la romancière, dont l’ambition est « d’écrire une histoire potentielle par sédimentation du présent ». Ce défi s’articule avec celui de l’écriture, l’autre grande affaire de ce livre, qui s’appuie sur « deux mille signes chaque jour, dans une suspension du temps qui ressemble à un orgasme ». Temps et écriture, la seconde permettant d’éluder l’avancée inéluctable du premier, d’en « modifier la perception », en créant « une autre illusion temporelle » et des télescopages entre les lieux et les époques. « Seule la fiction nous offre ces incroyables sauts dans la temporalité humaine (…) », « permet de juxtaposer passé, présent et futur. » Y compris en prenant le lecteur de court quand il découvre l’âge réel de la narratrice car, oui, Aliénor Debrocq se joue de nous, allant jusqu’à nous interpeller.

Le chapitre 100, bijou d’inventivité, vient en apothéose de plusieurs dénouements inattendus d’un roman qui a mis en scène cette dure réalité de l’existence : « Les humains se frôlent, se hument, se frottent un temps, puis s’éloignent les uns des autres dans la brutalité du temps qui s’écoule. »

Une fois arrivé à la fin de ce puzzle de cent pièces, une chose est certaine : on évitera de demander à Aliénor Debrocq les liens autobiographiques de ce récit, même si elle en multiplie les possibilités, car elle prévient, jouant à nouveau avec son lecteur ou sa lectrice : « Vivre et écrire, au fond, c’est strictement la même chose. (…) Si on pouvait au moins cesser de me demander si tout est vrai et si c’est bel et bien moi, ce « je » qui vous parle ».

Michel Torrekens