Jean Ladrière

Jean LECLERCQ et Thierry SCAILLET (éds), Lire Jean Ladrière. Une introduction à son œuvre, Presses Universitaires de Louvain, coll. « Empreintes philosophiques », 2019, 376 p., 31 € / ePub : 20 €, ISBN : 978-2-87558-884-5

Penseur hors du commun, philosophe majeur reconnu internationalement, professeur marquant de l’Université catholique de Louvain, auteur d’une œuvre complexe, Jean Ladrière a développé une herméneutique de la raison, plus largement de l’existence, qui renouvelle la philosophie herméneutique du 20e siècle. Sous la direction de Jean Leclercq et de Thierry Scaillet, les Actes du congrès de Louvain-La-Neuve consacrés à Ladrière (1921-2007) sont ici publiés. L’UCL (ALPHA) abrite désormais le Fonds d’archives Jean Ladrière, fonds qui s’ajoute aux archives de Maurice Blondel, de Michel Henry et d’Henry Bauchau. Des mathématiques à l’éthique, de la philosophie des sciences à la logique, des interrogations sur l’action humaine à ses travaux épistémologiques, de la philosophie du langage à la cosmologie, de l’herméneutique à la foi, l’odyssée philosophique de Jean Ladrière se voit ici remarquablement retracée par un panel de chercheurs (J. Greisch, E. Clemens, V. Blondel, J. De Munck, M. Bataille, L. Couloubaritsis, M. Sassine, J. Leclercq, B. Leclercq, T. Scaillet, M. Hunyadi, M. Dupuis, H. Faes, L. Perron, D. Lambert, P. Van Parjs, Y. Meessen, A. Zincq, N. Kalindula, R. Salas Astrain, B. Hespel, B. Feltz, P. Pissavin, J-M Aguirre Oraa).

De ses travaux sur la pensée mathématique « comme expression historiquement décisive de la formation de l’idée de raison » (J. Leclercq) aux questions de la vérité ou de l’événement, ce « dernier Encyclopédiste » (« A-t-il été le dernier Encyclopédiste, au sens du 18ème siècle ? » s’interroge Eric Clemens) aura sondé les modalités de la raison, mais aussi ses limitations, dans une filiation avec le criticisme kantien. Eric Clemens montre combien les réflexions ladriériennes sur les critères de la rationalité théorique, les normes de la raison pratique, le saut de la raison à la foi, l’irruption de l’événement s’inscrivent dans une pensée déconstruisant la présence, une pensée du non-fondement, de l’abîme, de la fugacité qui vient en lieu et place des pensées du fondement. Et surtout, que la reconnaissance des limites internes des savoirs que Ladrière explorait déjà dans sa thèse de doctorat n’oriente en rien vers une réponse spiritualiste. Loin de relever les limites de la raison, loin de colmater l’abîme, la foi est soumise à semblable tremblement, l’ébranlement se propageant de la raison à la foi.

L’archéologie de la raison, l’analyse de son dynamisme, de ses origines et de son eschatologie entreprise par Ladrière s’ouvre, pour A. Zincq, sur un noyau mystique originaire. L. Couloubaritisis questionne les études produites par Ladrière (dont la vie était marquée par la croyance chrétienne) sur le rapport entre la raison et la foi.

Ladrière a questionné les enjeux, les ressorts, les opérateurs de la rationalité en ses multiples formes (scientifique, philosophique, éthique, politique…). Cet ouvrage extrêmement fécond permet de penser avec Ladrière, depuis la cathédrale de l’esprit qu’il nous a transmise. Pour Ladrière, la philosophie n’est pas une discipline en marge de la vie mais un engagement branché sur l’existence, placé sous le signe d’un questionnement infini, d’une tâche rigoureuse et de la responsabilité. Il condensait la responsabilité du philosophe dans la cité en ces termes : s’adonner d’une part à « l’effort de clarification qui tente à discerner, à même l’actualité des pratiques, le cheminement secret du sens », d’autre part à « l’effort de penser les conditions qui doivent permettre à l’existence d’habiter le monde en vérité ». Habiter le monde dans le respect de ses différentes formes de vie.

Véronique Bergen