Au-delà du réel

Jean LEMAÎTRE, Le vrai Christophe Colomb, Jourdan, 2021, 239 p., 19,90 €, ISBN : 978-2-87466-665-0

lemaitre le vrai christophe colomb« Peut-on revendiquer le titre de journaliste en restant dans sa bulle, sans avoir éprouvé sa qualité de citoyen du monde, sans capacité d’empathie avec les populations en souffrance ?» Max, un journaliste à la retraite (un autoportrait de l’auteur ?), a de la suite dans les idées. Ayant développé un lien intime avec l’Alentejo, une région méridionale du Portugal, il décide de réaliser un vieux rêve et de gratter sous le vernis d’une légende croisée des années plus tôt dans l’un de ses villages, Cuba : Christophe Colomb, le Découvreur, y serait né, à l’encontre de tout ce qui se lit dans les livres depuis des siècles.

Malgré une écriture simple, parfois naïve ou relâchée (« casser sa pipe », « des vertes et des pas mûres », « des carabistouilles », etc.), la narration, fluide et vivante, installe de plain-pied avec l’enquêteur, plonge dans des paysages, un patrimoine, une gastronomie, une manière de vivre solidaire et chaleureuse :

Les bourgades que traverse Max, avec leurs maisonnettes blanches et bleues, ont un air guilleret (…) les églises ont la politesse de se faire discrètes, elles se fondent dans la masse, se contentant d’épouser les couleurs du bâti. 

Le lecteur vit des vacances sous le soleil, tout en remontant le fil d’un suspense fondé sur une éthique :

(…) survoler sa cible en altitude (…) descendre doucement, en zoomant progressivement (…) éclairer l’interaction entre les éléments (…) croiser les informations (…) éviter de privilégier celles qui conforteraient une thèse préétablie. 

La lecture est triple : portrait d’un homme convivial, animé (Max ou l’auteur), à travers ses interactions ; découverte d’un microcosme, l’Alentejo, aux allures de témoignage sur des temps révolus ; enquête historico-policière sur les mystères d’un des cinq hommes les plus célèbres de tous les temps.

Au fil du voyage, un bémol vient contrepointer le plaisir de lecture. Max/Jean Lemaître prétend combattre les clichés et les amalgames, loin de tout dogmatisme, mais, malgré un départ très engageant (il tord le cou à la légende d’un lien entre les Cuba portugais et américain), il finit par se fracasser contre ceux-ci, comme une nef trop téméraire sur des récifs.

Ainsi évoque-t-il illico trois caravelles et une Santa-Maria, plus loin une soixantaine d’hommes d’équipage ou une école marine de Sagres, autant de lieux communs dépecés par la recherche la plus récente. Des détails indiciels. Comme de confondre antisémitisme et antijudaïsme. Les contenus plus essentiels sont à l’avenant et l’auteur passe à côté d’une véritable étude historique et du « vrai Colomb », en oubliant, entre autres, les révélations coperniciennes de son testament ou de son codicille. La bibliographie est une mise abyme : vingt-cinq titres portugais (dont ceux des historiens amateurs des villages avoisinants) et un vingt-sixième publié « sous les auspices des Amis du Portugal » face à quatre livres a priori plus objectifs : un volume de 1936 (peu représentatif des avancées rapides du savoir !), une édition du Journal de bord de Colomb, une vue générale sur l’époque et… ma propre étude historique. Où sont les livres-clés, les auteurs majeurs, les documents définitifs ?

Pourtant, l’on demeure sur les rails de la lecture. Pourquoi ? La fausse étude historique, empêtrée dans ses connexions biscornues, intéresse bien moins que le roman d’initiation à la vie qui l’encadre. À tel point qu’un doute me balaie. Et si un deuxième degré dissimulait les desseins (conscients ou inconscients) de Jean Lemaître ? C’est que… son enquête est pour ainsi dire raillée de l’intérieur même du livre. Par une grande partie de ses interlocuteurs, indifférents ou hostiles à Colomb, à une labellisation touristique hautement politique. Par lui-même aussi :

Colomb est bien loin en ce moment. Cuba retrouve sa vérité, le sel de la terre. (…) Se proclamer libertaire est une chose (NDLR : l’auteur analyse son personnage), se méfier de toute théorie structurée par d’autres en est une autre. Cela peut devenir un tic (et un toc) agaçant (…). 

La réussite du livre, in fine, se situe dans une dimension quasi surréaliste : Max imprime davantage nos esprits que Colomb, et jusqu’à son voyage, son rapport à la vie. Pas de Vrai Colomb donc mais un vrai Lemaître ?

Philippe Remy-Wilkin